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dimanche 29 décembre 2013

Partie 2 - Chapitre 8

Chapitre 8 : Alcinoa
C'est la première fois depuis que nous avons franchi le portail que je rencontre une créature féerique. Une dryade, une nymphe de l'eau. 


Elle est apparue non loin de la source qui alimente le village de Tégée. Les habitants ont demandé à Éli de les aider. Beaucoup étaient malades. Leurs symptômes correspondaient à un empoisonnement. Comme à chaque fois, il n'a pas pu refuser. Les hommes encore valides arrivaient avec peine à protéger leur villages des attaques de plus en plus courantes.
Nous avons donc pris le chemin de la source car l'herboriste nous a indiqué que les plantes étaient également touchées. Avant d'y arriver, Éli a dû se frayer un chemin à coup d'épée parmi les araignées de taille humaine. C'est curieux de voir Éli se battre. Enfin quand je dis "voir", vous me comprenez. Je ne discerne que les brassards, l'épée, le bouclier et les jambières. C'est comme si ces objets étaient animés par une volonté propre. Quel soulagement de voir enfin quelqu'un d'autre que Stauros. Je ne sais pas pourquoi, mais je vois la dryade comme elle me voit.
Ondine nous apprend que la grotte, dans laquelle la rivière qui alimente le village prend sa source, est infestée d'arachnéen. 


Si Éli n'a pas réussi à me convaincre de rester au village, il parvient à me demander de rester en compagnie d'Ondine. J'accepte facilement, ce qui étonne mon partenaire. Forcément, il ne sait pas que je la voie. Une fois informé, il nous laisse pour pénétrer dans le bastion arachnéen.
Je profite de pouvoir discuter avec elle pour aborder ce qui me trotte dans la tête. Je sens bien qu'elle est soucieuse. Elle ne m'écoute qu'à moitié. J'essaie de la rassurer en lui vantant les mérites d'Éli. Elle me remercie puis me pose une question qui me déstabilise :
- Vous n'êtes pas de ce monde, pourquoi êtes-vous là ?
Je ne peux répondre puisque je ne le sais pas. Cette fois j'ai son attention. Je lui explique notre histoire, le portail, la perte des sens et de la mémoire. Ondine m'écoute religieusement. A mesure que le temps passe, elle me donne l'impression d'aller mieux, d'être moins abattue. Ce dit-elle qu'il y a pire que ce qu'elle subit ? Non, elle doit être liée à la source. Le fait qu'elle aille mieux ne peut signifier qu'une chose : Éli remplit sa part du marché.
Il ne tarde pas à apparaître. Je devine à l'expression de la nymphe qu'il a réussit, mais à quel prix. Elle lui demande de se plonger dans la rivière. Il doit tituber, la démarche de ses jambières est mal assurée. Je me saisie de mon bâton. Ondine m'indique que cela ne sera pas nécessaire. L'eau recouvre Éli de sorte que je le vois, comme la fois où il avait utilisé l'air. Il a l'air épuisé. Je constate avec horreur les plaies sur ces membres. L'eau alliée à la maîtrise élémentaire d'Ondine referme les estafilades. En quelques minutes de ce traitement, il est métamorphosé. Il bondit hors de l'eau. Tandis que l'élément s'écoule, attiré par le sol, ses traits s'effacent peu à peu. Malgré ses réticences, Éli finit par accepter trois fioles contenant l'eau de la source. Bien plus efficace que n'importe quelle potion, je suis rassurée. Il en aura sans doute très vite l'usage.
Nous traversons à nouveau le village de Tégée. Le chef tient également à nous remercier. Éli refuse l'or argumentant qu'il leur sera utile pour renforcer les défenses du village. Par contre, il accepte le morceau de relique qu'il lui tend. Il n'a pas besoin de me regarder pour savoir que je jubile. C'est le deuxième tiers. Il rapproche les deux morceaux qui émettent une lueur diffuse et se soude. Après nous être restaurés, nous reprenons la route en direction de Mycènes. Éli est plus taciturne que d'habitude. Je me doute qu'il appréhende ce qu'il va avoir à affronter. J'essaie d'aborder le sujet. Mais il élude en prétextant qu’il ne laissera rien entraver la quête.
Cette pugnacité m'a toujours plu chez lui. Seulement aujourd'hui, elle me fait peur. Il est capable de s'infliger les pires tourments pour atteindre son but. Je me demande ce que Stauros lui a rappelé. Après tout, n'a-t-il pas récupéré une part de sa mémoire ? Il ne m'en parle pas. C'est-il fait rouler ? A moins qu'il estime que je ne pourrais pas comprendre. A mesure que nous avançons, il me donne l'impression d'être de plus en plus à cran. Chaque adversaire qu'il affronte ne fait pas long feu. Il manipule les éléments de mieux en mieux. Maintenant, il arrive à créer une vague de feu qui tourne autour de lui. Nul ne peut lui porter un coup sans subir des brûlures. Ça devrait les dissuader, pourtant ils semblent atteints d'une frénésie. Même si je ne vois aucun d'eux, je discerne chaque mouvement d'Éli. Ils sont de plus en plus rapides, plus agressifs aussi. Il ne s'embarrasse plus de technique de défense. Il attaque encore et encore. Ça doit payer car je ne fais plus usage de mon bâton. Entre chaque combat, je lui demande s'il en a besoin. A chaque fois, il refuse. Il ne s'arrête plus pour se reposer. Tant est si bien que je suis obligée de lui suggérer. Alors qu'il nous installe dans une grotte pour la nuit, je n'y tiens plus :
- Éli, tu me fais peur. Tu n'es plus pareil depuis que tu as récupéré une partie de ta mémoire.
Après une réponse évasive sur le ton de l'irritation, je sens de la lassitude dans sa voix :
- Je suis désolé... Je suis perdu...
- Comment ça ?
- Je ne suis pas sûr que tu comprennes.
- Ça ne risque pas si tu ne m'en parle pas.
Éli se met à m'expliquer ses souvenirs. Les questions qu'il se pose sont profondes. Il avait raison sur le fait que je ne comprendrais pas. Comment peut-il avoir l'impression de connaître ces contrées ? Nous les découvrons à mesure de notre voyage. Tout en l'écoutant me parler, les paroles d'Ondine me reviennent à l'esprit. Elle avait vu juste en disant que nous n'étions pas de ce monde. Pour elle, le portail était la clé. Seulement, le fait qu'il est disparu après notre passage n'était pas logique. C'est à ce moment que j'ai compris que nous ne l'avions pas réellement cherché. Éli me regarde avec attention en répétant sa phrase :
- Alors, qu'en penses-tu ?
Je baisse les yeux. Ce n'est pas un mouvement volontaire. Plus une habitude que l'on a quand on ne sait pas quoi dire. Bien sûr, quand on est privé de la vue, ça doit faire bizarre.
- Tu vois... Je ne voulais pas t'en parler par soucis de te préserver.
- Éli, ce n'est pas parce que je n'ai plus mes sens que je ne peux pas t'être utile. Je suis certaine que le simple fait d'en avoir parlé t'a fait du bien.
Je me lance dans le court récit de ma discussion avec Ondine. Éli m'écoute, lançant parfois quelques commentaires. Par exemple, il est certain que le portail se soit fermé après notre passage. Je dois avouer que n'étant pas privé de ses sens, je ne suis pas surprise. Il lui a été plus facile de le remarquer. Mais quand je lui demande si nous avons été les seuls à le franchir, il reconnaît avoir été comme assommé. D'où la question : s'il n'était pas conscient, comment être sûr que d'autres créatures ne l'ont pas utilisé ? Il me rappelle que la seule créature qu'il y avait était un dragonien. Comme il n'en a pas profité pour nous tuer, il n'est pas passé. Je lui répète la phrase d’Ondine : Vous ne savez pas depuis combien de temps il était ouvert, ni ce qui l'avait déjà traversé.
" Un point pour la nymphe" déclare Éli sur un ton qui en dit long. Il est perplexe, néanmoins il ajoute :
- Je ne vois pas le rapport avec le fait que je sois déjà venu ici à une autre époque...
- Parce ce que tu en es convaincu ?
- Je ne vois pas d'autre explication.
Effectivement, je ne peux pas trouver d'arguments logiques à y opposer. Si Éli voit des lieux verdoyants devenus érodés par le temps, le portail doit avoir un pouvoir temporel. Dans ce cas, l'absence de mes sens handicape encore plus que je ne l'imaginais.
Nous décidons de prendre un peu de repos avant de nous remettre en route. Enfin, je dois me reposer, car Éli monte la garde. Même à l'abri dans cette grotte, il n'est pas tranquille. Il ne veut pas que je sois encore la cible d'une quelconque attaque. Je crois qu'il s'en veut que la harpie m'ait atteinte. Je lui souffle :
- Ce n'est pas de ta faute.
Je ne suis pas en mesure de le sentir, mais je m'endors convaincue qu'il passe ses doigts dans mes cheveux.


samedi 21 décembre 2013

Partie 2 - Chapitre 7

Chapitre 7 – Hector Guerreor.
Quel pitre ! Il n’est même pas capable de trouver l’université de mon fils. Ça pour venir me débiter du salami en tranche, y’a du monde. Quand je pense qu’il a marché sur le tatami avec ses chaussures. J’aurais dû le corriger. Le vieux maître Galéa Sensei m’a enseigné à ne pas relever l’insulte. Il me faut être comme l’eau, fluide. Mais certaines choses me glacent, c’est plus fort que moi…
Un accident de voiture. Comment est-ce possible ? Pourquoi Alicia ne m’a-t-elle pas prévenu ? Serait-elle également touchée ? Il faudrait que j’aille voir à l’hôpital. Mmm, non, je sais, la dernière fois, j’ai mis trois jours à rentrer. Plus moyen de me souvenir du chemin de la maison.
- « SHOMEN UCHI ». « CHUDAN TSUKI ». « MAE GERI ».
Il faut que j’extériorise. Quand mes pensées se mêlent et que je n’arrive plus à faire la part entre le vrai et le faux, rien de tel que d’exécuter des katas. Ou en étais-je ? Mycènes, ma belle… pourquoi n’as-tu pas vu venir le danger ? Comment une cité, fière comme toi, a-t-elle pu se désagréger ainsi ? Comment ça un tremblement de terre ! Pourquoi pas une éruption, non mieux encore, une météorite. Ah cher Henrich Schliemann, les confrères ne sont pas tendre avec les pionniers. Ce qui m’inquiète, c’est qu’un an après votre méa-culpa, vous passâtes de vie à trépas… Voilà pourquoi je ne lâche pas l’affaire.
Schliemann ne jurait que par la réalité de l’Iliade. Si cette œuvre retrace la réalité, alors, dieux, déesses et autres monstres fabuleux le sont également. Par conséquent, mon basilic est on ne peut plus solide. Bah, de toute façon, il y aura toujours un âne pour braire plus fort que les autres. Ce qu’il y a d’effarant avec les ânes, c’est qu’ils deviennent des moutons… De Panurges.
Si je ne peux sortir, il faut que j’appelle. Oui, mais si Alicia est aussi à l’hôpital, je n’aurais pas de réponse. Dans ce cas, je trouvais le moyen de faire revenir ce pignouf.
Je n’en reviens pas. Ne pas vouloir passer son deuxième dan alors qu’il a largement la connaissance et le temps minimum requis. Tout ça pour cette fille. Oh, bien sûr, moi aussi j’ai flirté. Pour ce que ça m’a apporté ! Un enterrement comme premier anniversaire de mariage ! Et un gamin. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ? Tu es tout ce qu’il me reste d’elle. Ma chère Adélaïde, si jeune, si belle. Tu voulais l’appeler éliot, je lui préférais James. Comment pouvais-je ne pas respecter ta dernière volonté ? Ton dernier souffle ?
- « Ushiro eri dori ». « Kote gaeshi ». « Shiho nage ». « Ikkyo » !
Raaahh, le passé embrouille le présent rendant le futur nébuleux. Avec un basilic, ça serait vite réglé. Un p’tit coup d’haleine pas fraîche et hop, fossilisé pour le restant de ta mort.
- Amy, tu finiras par m’avoir, c’est certain. Mais je ne m’en irais pas sans combattre. Je sais que c’est la guerre du pot de terre contre la plaque de fer. Mais laisse moi le revoir autrement qu’allongé dans ce lit relié à toute cette machinerie. Jouons ce jeu que tu détestes : dis-moi un nom et je te donne un souvenir.
Comment ça, à quoi bon ? Je veux le revoir, tu m’entends ?

samedi 14 décembre 2013

Partie 2 - Chapitre 6

Chapitre 6 - Alicia
Je rentre après ma journée de travail. Je n'ai pas eu le cœur à refuser de faire des heures sup. Pierre, mon patron, devait être aussi mal à l'aise de me le proposer. Mais il n'avait pas le choix. On peut dire ce que l'on veut sur cet homme, il a toujours été correct avec moi. Il a la cinquantaine bien sonné, passe le plus clair de son temps dans son restaurant. Quand il est fermé, il fait ses comptes, répare ce qui doit l'être ou cherche de nouvelles recettes. Je crois qu'il n'aime pas se retrouver seul dans l'appartement qu'il a aménagé au-dessus. Toujours est-il qu'entre la blessure en cuisine et la serveuse qui a dû partir chez le médecin, il ne lui restait plus trop de choix. De toute façon, je lui devais bien cela. Ne m'a-t-il pas donné ma matinée ? Je suis harassée, mais satisfaite car je n'ai pas eu le temps de m'apitoyer sur mon sort.
Le vent est frais pour la saison, je presse le pas d'autant que je n'aime pas marcher seule dans les rues de nuit. Je reste vigilante car même si le quartier est résidentiel, il arrive régulièrement que des bandes y circulent. Je franchis un bloc quand une voix me fait sursauter.
- Tu te fais désirer.
Je reconnais David, si bien que même si je n'ai pas très envie le voir, sa présence me rassure. Il a les mains dans les poches de son blouson et me fait signe en écartant son bras qu'il souhaite que je m'y accroche. Je cale mon pas sur le sien sans un mot. C'est lui qui brise la glace :
- Je tiens à m'excuser Ali, je me rends compte que j'ai été lourd ces derniers temps.
Je ne peux réprimer un sourire. Ça ne l'empêche pas de continuer.
- Je comprends que tu es besoin de te retrouver seule pour faire le point. Je m'inquiète juste de ta santé. Je ne voudrais pas que ce pseudo scientifique te ruine le moral.
- Tu ne crois pas qu'il soit possible qu'Éli revienne ?
- Ce n'est pas ce que je veux dire. Je pense que si Éli avait dû sortir du coma, il l'aurait fait depuis longtemps.
Me sentant tressaillir, il retient ma main pour que je ne lâche pas son bras et continu :
- Je suis peut être une des personnes qui tient le plus à ton mari. Hormis toi et le vieux Hector, je connais Éli depuis des années. Il a toujours été un battant.
- Justement, c'est pour ça que je crois que la thérapie du professeur Stauros va marcher ! Dis-je en haussant le ton.
Nous nous arrêtons. David me fait face plaçant ses mains sur mes épaules.
- Ne te méprend pas. J'aimerais avoir ta foi. Mais n'a-t-il pas fait un arrêt cardiaque ?
Je suis décontenancée par sa logique. Puis je m'interroge. Comment-t-il eu cette information ? Nous étions trois témoins de l'incident. Lisant mon cheminement de pensée, il devance ma question.
- Je connais bien Ophélie, l'infirmière qui travaille avec lui. Je trouve déjà plus que moyen le fait de demander à son personnel le genre d'intervention qui lui a fait faire.
Là, il marque un point. Je n'ai pas apprécié qu'il demande à son infirmière d'embrasser mon mari. Comme il se doute de m'avoir gagné à sa cause, il continue :
- Sa thérapie est expérimentale, personne ne peut se risquer à émettre un pourcentage de réussite. Laisser Éli dans les mains de cet apprenti sorcier est de l'inconscience.
Il doit regretter immédiatement ce qu'il vient de dire car il tente de me retenir. Je me dégage en hurlant. Je lui jette à la figure des choses horribles comme : "J'en ai rien à faire de ton point de vue de trouillard !" Ou encore : "Barre toi, je ne veux plus te revoir ! Avec des amis comme toi, on a plus besoin d'ennemis !" Je vois bien à son expression que je le blesse à chaque phrase. Il reste là, planté au milieu du trottoir tandis que je m'élance en courant vers mon appartement. Alors que je vois mon immeuble se dessiner devant moi, je suis prise d'un haut le cœur. Je me plie en deux au-dessus du caniveau pour rendre ce que j'ai grignoté quelques heures plus tôt. La sensation est infecte, brûlant ma gorge. Je suis encore penché en deux quand je sens une main se poser sur mon dos.
- Je suis désolé Ali... On dirait qu'à chaque fois que je veux faire bien, je flanque tout par terre.
Je me redresse sans le regarder afin d'essuyer d'un revers ma salive. Il attend ma réponse. Il ne veut me laisser dans cet état. J'ai été odieuse envers lui, mais il reste attentionné. Il est désarmant. Que puis-je faire ou dire pour m'en défaire sans me le mettre à dos ?
- Je n'ai pas besoin d'entendre ça, David. Tu ne crois pas que je suis capable de me faire peur toute seule. J'ai mes doutes, mais je ne veux pas abandonner Éli sans avoir tout tenté. Peux-tu comprendre ça ?
Il reste prostré dans un mutisme affligeant sans un mot à ajouter. Du coup, je le laisse là, me regarder rentrer chez moi. A deux pas de la porte, j'ai déjà du regret. Je me retourne pour m'excuser, il est partit. Je le vois s'enfoncer, avaler par la nuit. Quelle sympathique femme je fais. Je sais qu'il me dit cela pour mon bien, et il a probablement raison. Seulement, je suis certaine qu'Éli se serait battu pour moi. Il aurait tout tenté, même ce qui peut paraître impossible. Je lui dois bien cela.
Je referme la porte de mon appartement, accroche mon blouson au porte-manteau. Je regarde mon téléphone qui clignote pour me signaler que j'ai des messages sur le répondeur. Je suis crevée. J'ai peur que ce soit encore David, ou Stauros me demandant encore des enseignements. Demain il fera jour. Je fais le service de soirée, je pourrais dormir jusqu'à midi. J'ouvre la pharmacie, débouche le flacon de somnifères et pose un comprimé sous ma langue. Je l'avale avec un verre d'eau et me glisse sous les draps. Comme bien souvent je serre l'oreiller d'Éli contre moi tandis que je laisse les larmes couler. Je suis fatiguée que je ne me sens pas partir. Mes pensées se fondent en rêve. Je me voie, le jour où Éli m'a offert la panoplie de fée. Revêtue de cette fine robe rose, je tournoie comme une gamine sous le regard amusé de celui qui deviendra mon époux. Puis, les années passent, nous sommes dans le cabinet du docteur en gynécologie. Il nous apprend que nous ne pourrons jamais avoir d'enfant. Je pleure alors qu'Éli me tient la main. Je sais qu'il est tout aussi effondré que moi, mais il le cache. Nous avions passé tout l'été à aménager la chambre. J'aurais tellement aimé sentir la vie en moi, voir notre enfant grandir. Cela n'arrivera jamais.
Nous sommes dans la voiture. Nous avons quitté le repas de fin d'année de l'université où enseigne Éli. Il fait froid mais les routes sont sèches. A cette heure tardive, il y a peu de circulation. Nous arrivons au carrefour fatidique. Je sais que je suis endormie, que je rêve, pourtant mon cœur s'emballe à mesure que nous nous en approchons. Les images défilent maintenant ralenti. Le feu vient de passer au vert. Éli, qui avait réduit sa vitesse, accélère. Je vois les phares du camion qui grossissent. 

Éli tourne la tête. Son reflet dans la vitre marque l'étonnement puis la peur dans la fraction de seconde qui succède. L'impact est violent, assourdissant et laisse place à la nuit. Quand j'émerge, ce sont les lumières des pompiers qui découpent la voiture pour nous sortir. Ensuite, une succession d'images décousues. Tantôt allongée sur une civière écoutant la voix pleine de tact de l'infirmier. Tantôt assise au chevet d'Éli, espérant qu'il reprenne conscience. Le service d'urgence a été très compétent avec son corps. Toutes ses blessures ont été soignées. Les jours, les semaines puis les mois se sont succédé sans qu'il ne revienne. Les médecins ne comprennent pas. Je me voie assise dans le bureau du chef de service. "C'est comme s'il s'opposait à reprendre conscience". Comment peut-il ne pas avoir envie de sortir du coma ? Cette simple phrase a déchiré quelque chose en moi. Je me suis mise à réfléchir aux éventuelles raisons. Aucune ne semblait logique, hormis peut être ma stérilité.
Au bout d'un an, j'avais acquis la certitude d'être responsable de son état. C'est à ce moment que David a pris une part plus importante dans ma vie, bien malgré moi. Nous avons passé du temps ensemble. Il me répétait que le véritable responsable était ce chauffeur. Il avait cumulé trop d'heures de conduite sans pose. Il a fermé les yeux que quelques secondes, pour notre malheur, et le sien. Il n'a plus jamais conduit. Pendant plusieurs années, il est venu à l'anniversaire de l'accident. Peu de mots, le regard contrit. Au fil du temps, il m'a appris qu'il s'était reconstruit, en partie tout au moins. Il a fondé une association pour venir en aide aux sinistrés de la route. Il parcourt aussi les sociétés de transport comme consultant afin de sensibiliser aux risques de la route. J'ai été surprise la première fois qu'il m'a remis un chèque. La somme m'a permise de régler quelques mois de soins. Ça fait deux ans que je n'ai plus de nouvelles.
Une sonnerie retentit. Je n'arrive pas à la cerner. Je fronce les sourcils. Ce n'est pas un rêve, c'est mon portable.

samedi 7 décembre 2013

Partie 2 - Chapitre 5

Chapitre 5 : Michel Stauros.
Je voulais en apprendre davantage sur Eliot Guerreor. Bien sûr, son épouse m'avait fourni un grand nombre de précieux renseignements, mais j'avais l'impression de n'avoir qu'une version. Un peu comme-ci je n'avais qu'une face d'une pièce. Il était maintenant temps de voir le côté face de mon patient.
C'est le coup de téléphone que j'avais reçu hier qui m'en a donné l'idée. Curieusement, cet homme qui se dit être un ami d'Eli, m'a fait réfléchir. Pourquoi ne pas aller voir son père ? Alicia m'en avait dressé un portrait plutôt lugubre. Je me devais, en tant qu'homme de science, d'explorer tout les aspects de la question.
J'arrête ma voiture devant les grilles de la propriété de Monsieur Hector Guerreor. J'appuie sur le bouton du boîtier se trouvant à hauteur de ma vitre avant. Le portail s'ouvre sans même que l'on me demande de me présenter. J'avance en suivant le chemin tout en regardant le parc magnifique que je découvre à mesure. Un petit bois encadre un étang large d'une vingtaine de mètres et long du double. 

Au milieu de l’arrondi le plus proche de la maison, il y a un ponton en bois vermoulu par le temps et l'humidité. La villa est une grande maison de pierre de trois étages si je me fis aux fenêtres donnant sur le parc. Je stoppe devant le perron, sors de mon véhicule et gravis les quatre marches qui me mènent à la double porte en chêne massif. Au moment où je m'apprête à frapper, la porte s'ouvre. J'écarte le lourd battant, entre en appelant.
L'intérieur est déroutant. Je m'attendais à découvrir un hall d'entrée assortit au style de la demeure, avec escalier en marbre et lustre suspendu. Au lieu de ça, c'est une grande pièce à colonnes auxquelles sont fixés des chandeliers de cuivre. Chacun a un cierge qui brûle projetant sur le sol une ombre dans la direction d'un des points cardinaux. Le seul meuble se trouve face à l'entrée. C'est un ancien secrétaire que l'on ouvre en soulevant le rideau de bois. Au dessus, accroché au mur, il y a un cadre arborant la photo d'un homme et d'un garçon posant devant des ruines antiques. De chaque côté de ce meuble, se trouve une porte en chêne. Personne n'est là pour m'accueillir. J'appelle une première fois. La curiosité me fait m'approcher du cadre. Je ne m'aperçois pas que mes pieds foulent un tapis. Soudain je sursaute en entendant :
- STOP ! On se déchausse sur le tatami.
Je recule rapidement vers l'entrée en me confondant en excuse. Mon hôte me fait face, surgissant de l'ombre d'une colonne. Il est vêtu de la tenue des pratiquants des arts martiaux, un kimono à la veste blanche et au pantalon noir tenu par une ceinture de la même couleur. Son visage est marqué par le temps. Ses sourcils broussailleux sont blancs, comme sa barbe et ce qu'il lui reste de cheveux. Il me salut, les bras le long du corps, en se penchant en avant sans pour autant me quitter des yeux. L'idée qu'il voit en moi un possible adversaire me traverse l'esprit. Mais j'avoue être plus à mon aise sur un green que sur un tapis de combat. Il s'assoit sur les talons et me fait signe de faire de même. Je retire mes chaussures maladroitement en me remerciant d'avoir mis mes plus belles chaussettes. Je croise mes jambes devant moi, tentant la position du lotus que je n'ai plus employé depuis les cours de gym de l'école.
Nous restons à nous regarder de longues minutes, quand, n'y tenant plus, je finis par me présenter :
- Je suis Michel Stauros, professeur à...
- Je sais qui vous êtes. Mais je m’interroge sur le motif de votre venue.
Je repense à la façon dont Alicia m'a présenté son beau-père. J'ai du mal à voir dans cet homme, quelqu'un de diminué par la maladie d'Alzheimer.
- Je m'occupe de votre fils, Eliot. Il est un de mes patients et je pensais... J'espérais que vous pourriez m'en apprendre davantage sur lui.
- Eliot est à l'université. Vous devez faire erreur.
Là, je comprends mieux ce qu'elle m'avait dit. Il va me falloir la jouer fine s'il ne se souvient pas d'autre chose que d'un lointain passé.
- Dans quelle université est-il ?
- Celle où il étudie l'histoire ancienne.
- Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ?
- Lors des dernières vacances, il a régressé. C'est sa petite copine qui l'empêche de continuer à s'entraîner.
- Aux arts martiaux ?
- Non, au tricot... Bien sûr, à l'aïkido, il devrait déjà avoir passé son deuxième dan.
Ça se complique. Je n'y connais rien dans cette discipline. Je ne vois pas très bien comment m'en sortir. Je décide donc de changer de sujet.
- Il étudie l'histoire ancienne pour vous aider dans vos recherches ?
Il sourit de coin. Je dois avoir mis le doigt sur un désaccord familial. Autant continuer dans cette voie.
- Vous êtes bien archéologue, non ? Donc l'étude de l'histoire d'ancienne civilisation sera un atout précieux.
- Ai-je l'air d'avoir besoin d'un assistant auquel on aura farcit l'esprit de toutes sortes de fariboles !
Il monte en pression. Faut que je trouve un moyen de l'amener à me parler de son fils. Mais comment faire ? Il me tend la perche.
- J'ai tout fait pour le mettre en garde sur ce que l'on apprend dans ce type d'établissement. Il a appris bien plus de choses à mes côtés durant les dix premières années de sa vie que depuis qu'il est partit.
- Pourquoi est-il partit ?
- C'est une longue histoire.
- J'ai tout mon temps. (C'est un pieux mensonge, mais il ne peut pas le savoir).
Il se met à me raconter sa version. Comment il a élevé son fils en le trimbalant d'un site de fouilles à un autre. La façon dont il utilisait chacun pour lui enseigner l'histoire. Dans le même temps, il lui apprenait l'aïkido, discipline nécessitant de la rigueur, de la concentration, de la connaissance de soi et des faiblesses de ses adversaires. Puis le fameux jour de la rencontre avec celle qui devint sa maîtresse. Je mets un certain temps à comprendre qu'il ne parlait pas d'une femme mais de sa maladie. Doué d'une grande intelligence, Hector Guerreor a deviné, dès les premiers symptômes, qu'il ne serait plus jamais à même d'exercer ni son travail, ni son rôle de père. Avec un grand déchirement, il a fait le sacrifice ultime de se séparer de son fils, pour son bien. Il l'a envoyé dans un pensionnat afin qu'il puisse recevoir la meilleure éducation possible. Certes, pas aussi bonne que celle qu'il aurait reçu en restant à ses côtés, mais une qui ferait de lui un adulte accompli. Soudain, il se lève d'un bon, se met à se battre contre des adversaires imaginaires. Poussant des cris à chaque assaut, je commence à craindre pour mon intégrité. Hésitant à me lever pour fuir, je me risque à poser une nouvelle question :
- Comment a-t-il pris la chose ?
Après quelques moulinets des bras, il pousse une longue expiration en tendant le bras vers moi puis se rassoit.
- Pas très bien au début. Il s'est fait des ennemis parmi les autres élèves. Grâce à mon enseignement, il a triomphé de pratiquement toutes ses peurs.
Je lève un sourcil interrogateur sans avoir à formuler mes pensées car il enchaîne :
- Il s'est imposé comme le meilleur de sa catégorie, seulement il n'a jamais triomphé de son pire cauchemar.
Encore une fois, je dois afficher une expression d'incompréhension car il précise :
- Le basilic l'a toujours terrorisé. Se réveillant la nuit en sueur dans d'horribles cris, j'ai toujours regretté de l'avoir mêlé à ma déchéance.
Il me fait part de sa théorie sur la destruction de Mycènes. Comment les scientifiques de l'époque l’avaient tourné en dérision. Cela avait profondément marqué son jeune esprit au point qu'il en rêvait la nuit. Je note dans un coin de ne pas oublier de me faire confirmer cela par Alicia. J'écoute à moitié les explications farfelues qu'il me donne sur la disparition de cette puissance grecque. Est-ce la réalité ou les divagations d’un homme diminué par la maladie. Je suis plongé dans mes pensées, me disant que j'avais peut être exagéré en plaçant ce monstre en obstacle pour l'obtention du deuxième sens. Quand je réalise qu'il ne dit plus rien. Son regard pénétrant me scrute de sorte que j'ai l'impression d'être transparent. Je lui souris espérant que cette marque amicale pourra mettre un terme à ma visite. C'est sans compter sur sa curiosité. Brillant d'une lucidité que je n'avais pas encore perçue, il m'interroge :
- Vous avez dit qu'Eliot était votre patient. De quoi souffre-t-il ?
Les traits de son visage témoignent d'une profonde lassitude similaire à celle d'un combattant lassé de se battre. Se pourrait-il qu'il s'efforce de lutter contre sa maladie comme si elle était un adversaire redoutable ? Quelque part, ce n'est pas très loin du traitement que j'administre à son fils. Je joue donc la carte de sa vérité. Je lui raconte l'accident, le coma depuis dix ans et ma tentative de résilience. Il m'écoute sans m'interrompre durant toute ma digression. Quand je mets un point à mon récit, il reste prostré. Je laisse passer quelques interminables minutes de silence puis me redresse doucement en expliquant qu'il me faut le laisser. Je suis abasourdi par sa réponse :
- Je vous en prie, sauvez mon fils. Si je peux vous être utile, n'hésitez pas à me solliciter.
Je le salue de la même manière que lui lorsqu'il s'est présenté. Je vois un sourire se dessiner sur ses lèvres. Il s'évanouie rapidement pour laisser la place à un regard effrayant. Je fais les quelques pas qui me sépare de la porte que j'ouvre et referme précipitamment derrière moi. En entendant ses cris, je devine qu'il s'est à nouveau lancé dans un combat que je sais perdu d'avance.

samedi 30 novembre 2013

Partie 2 - Chapitre 4

Chapitre 4 : Eli.
Vous êtes vous déjà relevé franchement, convaincu de n'être sous aucun obstacle jusqu'à l'impact violent. La douleur irradie dans tous le corps comme les cercles concentriques à la surface de l'eau que l'on a troublée d'un jet de pierre. Puis quand elle s'est propagée jusqu'aux extrémités, elle revient à l'épicentre accentuée par la force du voyage. L'endroit est si douloureux que l'on en vient à perdre ses repères. Si vous avez déjà connu cette sensation, alors vous avez une petite idée de ce que je vis en ce moment.
Le contact avec la main de Stauros m'a littéralement foudroyé. L'onde de choc s'est propagée en un instant jusqu'à ma tête, m'assommant d'un terrible coup. Mon esprit a été assaillit d'un flot d'images et de sensations. Je ne parviens pas à en comprendre le sens. Serait-ce mes souvenirs ? Si oui, pourquoi me semblent-ils aussi étrangers à la vie que je suis en train de vivre ? Toutes ses images se passent dans un paysage semblable à celui dans lequel j'évolue, mais avec un décalage tel que l'on pourrait croire qu'elles sont issues d'une autre époque. J'ai bien reconnu certains lieux que je viens de traverser avec Alcinoa, mais ils sont désolés. Et puis, qui est cet homme qui passe son temps à étudier la moindre pierre comme si elle lui racontait une histoire. Soudain, je le vois se tourner vers moi, les mains souillées par la poussière qu'elles remuent. Son visage rayonne en m'arborant un gladius semblable à celui que je porte au côté. "Regarde Eli, une arme antique !" 

Je suis aspiré dans un tourbillon paradoxal. Cet homme s'adresse à moi tel un père à son fils. Se pourrait-il qu'il soit le mien ? Pourtant, aucune image ne me le montre en train de me témoigner son affection. Je le suis partout ou il se déplace, vivant sous des tentes. Mais jamais nous n'avons d'autres relations que celles concernant son activité. Sauf peut être ce rituel dans lequel nous sommes tous deux habillés d'un pyjama blanc. La veste se croise pour être retenue par une ceinture en tissu coloré. La sienne est noire tandis que la mienne orange. Chaque matin, c’est la même cérémonie. Nous prenons place sur un carré de mousse pour répéter une chorégraphie. Puis je me retrouve face à lui, tantôt en assaillant, tantôt en défenseur. Nos corps se dessinent sur le soleil levant.

Le plus étrange, c'est que toutes ces images me paraissent bien plus réelles que ce que je vis ici. J'ai peut être perdu la mémoire antérieure, mais je garde chaque souvenir depuis mon réveil près de la rivière. Quand j'ai vu mon reflet dans l'eau courante, rien ne m'évoquait la moindre sensation. L'accoutrement que je porte encore me donnait une impression de ridicule. Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Si Stauros a tenu parole, il m'a rendu une partie de ma mémoire. Pourtant rien ne semble correspondre. Les monstres qui peuplent le monde dans lequel je cherche les sens d'Alcinoa n'existent pas dans mes souvenirs, hormis peut être dans quelques vieux livres que mon père semblent m'avoir offert. Mais je me morfonds sur mon sort alors qu'elle doit être désemparée, seule et toujours affligée de la perte de quatre de ses sens. Eli, reprends toi, RÉVEILLE TOI !
Je reviens à moi en un sursaut similaire à ce que ferait quelqu'un qui reprend sa respiration après une immersion dans une eau profonde. Je cherche du regard ce qu'il y a autour de moi. Les images sont d'abord floues, nimbées d'un brouillard lumineux. Les formes se précisent petit à petit. Je tourne la tête, attiré par le contact sur mon poignet. Elle est là, à genou à mon côté, elle me tient par l'une des seules choses qu'elle perçoit, mon brassard. Elle ne se rend pas compte qu'il est souillé de mon sang. La lame de Nexus à bien faillit me priver de ma main.
- Alcinoa... Je... Je vais bien, enfin je crois.
Elle soupire et verse une larme. Je tente de me redresser, mais ma tête se met à tourner. Je sens mon esprit s'embrouiller et n'entend ses paroles que de loin.
- Reste allongé, dis moi si tu es blessé.
Encore une fois, elle fait passer mon bien-être avant le sien. Je lui murmure que je suis épuisé, couvert de traces de combat et de sang séché sans savoir s'il m'appartient ou non. Elle empoigne le bâton serti d'une pierre élémentaire et prononce quelques paroles mélodieuses, une mélopée qui projette une lueur de la pierre, m'enveloppant de la tête aux pieds. Je sens une douce chaleur me pénétrer, me revigorer petit à petit. Mes plaies se referment, disparaissent. Je parviens à me redresser sans que ma tête ne tourne. Nous sommes toujours dans le camp spartiate. Je me lève et attire Alcinoa contre moi. Dans un souffle, je la remercie. Elle doit se douter que je la serre dans mes bras car elle ne distingue pas mes brassards qui la maintiennent contre ma poitrine. Sans y réfléchir, je pose mes lèvres sur les siennes ce qui la détend. Je m'écarte juste ce qu'il faut pour que mes mains lui cueillent le visage inondé de larmes que j'espère de bonheur. Après quelques minutes de tendresse, je lui fais part qu’il nous faut partir, poursuivre notre quête. Je la sens réticente. Elle m'avoue avoir peur pour moi, que je ne devrais pas continuer à mettre ma vie en danger de la sorte. Elle m'apprend les paroles de Stauros, sa mise en garde vis à vis des dangers grandissant. Bien que je sache qu'elle ne peut le ressentir, je lui caresse le visage. Elle ferme les yeux sans doute pour imaginer ce que serait cette sensation ou peut être pour se rappeler un instant passé semblable à ce moment.
- La vie ne vaut d'être vécue que si l'on se bat pour ceux que nous aimons. Nous trouverons tes sens et nous pourrons enfin nous aimer en paix.
Elle sourit timidement mais je ressens sa peur. A moins que ce ne soit des doutes ? Je fronce les sourcils sans pour autant l'interroger. Je mets cela sur le compte de la fatigue.
Nous reprenons la route en laissant derrière nous l'armée spartiate. Le général Léonidas compte marcher vers Athènes afin de les secourir face aux invasions monstrueuses. Il souhaite débarrasser la Grèce du mal qui la gangrène sans pour autant en connaître la cause. Et si tout était lié ? Si notre venue dans ce monde en avait rompu l'équilibre ? Je suis pris d'une crainte qui me comprime le cœur. Mais je me garde bien d'en parler à Alcinoa. Je ne tiens pas à ajouter à son fardeau.
Elle évolue avec plus de facilité, surtout depuis que je porte mon nouveau bouclier dans le dos. Brassis m'a expliqué qu'il était conçu à partir de poussière de pierre élémentaire de feu, symbolisée par le triangle rouge. La légende raconte qu'il absorbe cet élément pour en transmettre la force à celui qui le porte. Même si cette histoire m'a fait sourire, le fait est qu'Alcinoa le perçoit. Avant de quitter le camp, le vieil Hypas a tenu à ce que je prenne certains objets trouvés dans le coffre que nous avons ramené après le combat contre Nexus. Je revoie encore la mine incrédule de ce vieux guerrier devant la relique qu'il a vu s'élever du coffre. Étant le seul à voir celle qui m'accompagne, je peux comprendre qu'il ait cru à un prodige. Alcinoa avait perçu le halo autour de cet objet, un morceau d'une plaque de pierre. Sans hésiter, elle l'a saisi et m'a expliqué qu'en trouvant les autres parties, nous aurions une relique élémentaire qu'il serait possible de lier à un objet pour en augmenter le pouvoir. J'ai remercié Hypas puis me suis dirigé vers le marchand pour vendre ce dont je n'avais pas besoin. Malgré son allure bourrue, il m'a souhaité bon chance pour la suite de mon périple.
Le chemin que nous suivons est plus accidenté. Nous devons longer des ravins, gravir des collines en veillant à ne pas faire trop de bruit pour ne pas attirer l'attention. Même les animaux les plus anodins, tel que les corbeaux, sont belliqueux. A plusieurs reprises, j'ai dû jouer du gladius pour nous permettre de continuer à avancer. Le soleil déclinant, je commence à avoir du mal à distinguer les formes. Alcinoa me suit sans rien dire. Je suis certain qu'elle me cache quelque chose d'important. Mais ce n'est pas ce qui me trouble le plus. Mes souvenirs se juxtaposent à ce que je regarde, trompant mes yeux. Quelque soit ce qui attire mon regard, c'est comme si je voyais les choses comme elles deviendront, des années plus tard. Et si ce portail nous avait conduits dans le passé ? Pourrais-je laisser une trace à un endroit puis la retrouver dans mes souvenirs ? Je dois lui paraître particulièrement taciturne pour qu'elle finisse par attirer mon attention.
- Il faut que tu reprennes des forces en te reposant Eli.
Elle a raison. L'effet de son bâton s'estompe, rendant mes muscles endoloris.
- Je vais chercher un abri pour que nous puissions nous arrêter quelques heures.
En suivant un contrefort rocheux, nous arrivons dans un renfoncement. Les quelques mètres de roche nous protège du vent de plus en plus froid à mesure que la nuit tombe. Derrière quelques arbustes, nous pourrons nous allonger et entendre la moindre approche. Par contre, nous serons acculés. Je ne suis pas certain de pouvoir lui offrir mieux dans l'immédiat. Elle me laisse l'installer, le dos bien calé contre un gros rocher. Puis je prends place à ses côtés. N'ayant pas envie d'attirer l'attention, je n'allume pas de feu. Je me sers contre elle pour la réchauffer. Je souris. Suis-je bête ? Étant privé de ses sens, elle ne peut pas ressentir le froid ou le chaud. Après avoir pris un léger repas dont elle a pu identifier chaque ingrédient, je ferme les yeux. Mon esprit s'embrume. Me voilà de nouveau en pyjama blanc.
Cette fois, nous ne sommes pas seuls. D'autres personnes sont avec nous, agenouillés sur le parterre de bois, tout autour. Sur les trois côtés de ce carré d'une dizaine de mètres chacun sont positionnés des personnes de tous âges. Le dernier côté ne comporte qu'un homme visiblement plus âgé. Il est le seul à porter une veste blanche sur un pantalon noir. Assis sur ses pieds, il regarde l'assistance qui attend le moindre signe de sa part. Son visage, marqué par les années, lui donne une impression de vulnérabilité. Mais, au fond de moi, je sais qu'il n'en est rien. Il désigne mon père d'un mouvement du menton, puis un autre homme habillé de la même façon. Les deux se lèvent, saluent le vieillard avant de se faire face. Après s'être également salué, ils se lancent dans un combat ou chacun tente de prendre l'avantage sur l'autre. L'adversaire de mon père parvient à le saisir par la main. Il se dégage en faisant tourner son poignet et profite du mouvement de rotation pour, à son tour, l'attraper. Les gestes des deux belligérants s'accélèrent sans qu'aucun d'eux ne prennent l'avantage. Jusqu'à ce que mon père s'abaisse et effectue un balayage. Il enchaîne en portant un coup vers le visage de l'autre mais stoppant son geste à quelques millimètres de sa pommette. Le vieillard pousse un cri. Mon père aide son concurrent à se relever. Ils se saluent, saluent le maître et vont se rasseoir à leur place.
Le rêve change. Nous sommes dans les ruines de ce qui fût une cité antique. Mon père me dit que ce que je regarde se nomme "La porte des Lionnes". Il me raconte la magnificence de ce qui fût autrefois la ville de Mycènes. Il prend un ton fiévreux en expliquant les mythes liés à ce lieu. Cette ville avait connu une période faste durant laquelle elle avait régné sans partage sur la région, puis avait été détruite. Certains expliquaient sa destruction par des causes naturelle comme un grand tremblement de terre. Mon père avait sa propre théorie, basé sur des mythes, un en particulier : celui du Basilic. Cela lui avait valu la risée de ses confrères, mais il m'en parlait avec conviction. Il décrivait ce monstre comme un mélange de molosse et de reptile. Condamné à figer dans la pierre tous ceux qui respireraient son haleine fétide. Je me souviens des cauchemars qu'il avait produit en moi. Un en particulier, dans lequel je me voyais courir dans d'étroits couloirs de pierre, poursuivit par une chose dont je ne percevais que le bruit des griffes sur le marbre du sol. Persuadé de ne pas pouvoir m'échapper, je lui faisais face dans une pièce circulaire. Le plafond était un dôme percé d'un trou par lequel on pouvait distinguer le ciel. Je me réveillais dans un cri tandis que je retenais mon souffle pour échapper aux volutes de fumée que sa gueule exhalait.
Ce souvenir devait être réellement puissant, car il me tire instantanément de mon sommeil. J'ai le visage perlé de sueur, les mains moites et tremblantes. Le fait de sentir Alcinoa lovée contre moi m'aide à remettre de l'ordre dans mes pensées. Je lui caresse les cheveux en scrutant ce qui nous entoure. L'aube pointe donnant à la moindre branche des allures effrayantes. La brume matinale ajoute à l'atmosphère lugubre. Soudain, mon oreille est attirée par un son incongru. Je me dégage lentement pour ne pas réveiller Alcinoa qui dort à poings fermés. Elle se retourne tournant le dos à ce que j’entends approcher. Je me lève en dégainant mon arme. Je prends mon bouclier et me campe solidement sur mes pieds. Mon regard détaille chaque endroit du paysage. Rien ne bouge. Hors de question d'avancer, cela la laisserait vulnérable. J'essaie de préciser l'endroit d'où vient le bruit ainsi que de l'identifier. Ce n'est pas un bruit de pas. C'est un...
Au moment où je comprends de quoi il s'agit, la chose surgit du ciel, fondant sur moi avec un cri rauque. C'est un monstre mi-femme mi-vautour, une harpie. 

Elle plonge dans ma direction avec les serres en avant. Ces griffes acérées crissent sur le métal de mon bouclier. Je tente une attaque de taille mais elle s’élève en quelques battements d’ailes. Comment atteindre un ennemi hors de portée ? Je fronces les sourcils en la voyant entonner une mélopée qui génère une sphère lumineuse entre ses pattes. Je comprends ses intentions au moment où elle s’apprête à la lancer. Elle maîtrise la glace. Je me mets en position pour parer cette attaque. Elle la balance avec une hargne rageuse qui n’a d’égale que le cri qu’Alcinoa émet :
- NON ELI ! PAS LE BOUCLIER !
Mon corps réagit bien avant que mon esprit ne percute. Je me jette sur le côté afin que mon bouclier ne reçoive pas le jet de glace. Je n’ai pas le temps d’établir une stratégie. Elle me bombarde littéralement. Des stalagmites apparaissent à chaque endroit que je quitte en plongeant, tantôt à droite, tantôt à gauche. Le dernier que j’effectue me place aux pieds d’Alcinoa. Elle est prisonnière d’une colonne de glace issue de la première attaque que j’ai esquivé. La voir ainsi figée, incapable de faire quoique se soit me met en rage. Je pousse un hurlement qui fend la prison d’Alcinoa mais surtout, qui me donne un répit. En effet, ce cri a obligé la harpie à se protéger les oreilles. C’est le laps nécessaire à me permettre de riposter. Je combats la glace par le feu, celui de ma colère. Les deux boules de feu que le lui balance font le double de la taille de mes précédentes. Mais elle est leste la garce. Elle esquive les deux projectiles aisément sans réussir à m’empêcher de libérer la tête d’Alcinoa qui aspire une grande bouffée d’oxygène. Le combat s’éternise, aucun des belligérants ne parvient à prendre l’ascendant.
- Eli… Eli… j’étouf…
Comment n’y ai-je pas pensé avant ? Bien sûr, j’ai libéré sa tête, convaincu que cela suffirait pour qu’elle respire. Seulement son cocon de glace ne permet pas à sa poitrine de se soulever. Sans parler du froid qui doit la mordre profondément, elle, une fée florale. En voyant ses yeux roulaient tandis qu’elle perd connaissance, j’hurle une nouvelle fois son prénom. La glace explose sous l’intensité du son. Alcinoa s’effondre comme une poupée de chiffon. Elle n’est pas la seule. La harpie est clouée au sol, du sang s’écoule de ses oreilles. Son regard est un savant mélange de rage et de terreur. Je saisi l’occasion pour porter une attaque dont je n’envisageais pas la portée. Sans quitter mon adversaire des yeux, ma main se tend en direction du lit de glace sur lequel est allongée ma fée. Mon poing se ferme, ce qui attire chaque éclat à moi. Dans la même seconde, mon bras effectue un mouvement circulaire pour se tendre devant celle que je hais le plus à cet instant. Elle ne comprend que trop tard ce que cela signifie. Aucun battement d’aile ne peut l’emmener hors de portée de la volée meurtrière qui lui déchire les chairs transformant les plumes en poussière noire.
Alcinoa ne respire plus que faiblement, un râle à peine audible. Elle est gelée. Je la prends dans mes bras, la serre pour transmettre ma chaleur. Sans y penser, mon corps se met à émettre une lueur diffuse. Je ne suis pas seulement capable de faire apparaître des boules de feu, je peux également modifier ma température corporelle. Il faut plusieurs longues minutes avant que l’esprit engourdi d’Alcinoa reprenne le dessus. Elle est incapable de sentir, ni la morsure du froid, ni le baiser chaleureux de ma peau qui la réchauffe. Mais son corps, bien que privé du sens du toucher, réagit conformément à mes attentes. J’ai soudain le déclic, je sais ce qui pourrait lui faire du bien.
- Alci, il faut que tu m’expliques comment me servir de ton bâton. Tu en as besoin.
Elle me sourit fébrilement. C’est la maîtrise de l’élément qui peut m’aider, m’explique-t-elle. En l’occurrence, pour ce bâton, l’eau. Il me faut sentir la pierre, mais aussi les blessures à guérir. La pierre sert de loupe, elle met en exergue chaque détail de son corps blessé. Je suis abasourdi par la douleur que cela me fait. C’est comme si je partageais son mal. Soudain la pierre se met à luire. Elle m’explique qu’elle se charge de la quantité suffisante d’énergie pour être efficace. Je vois ses yeux nimbés de larmes de douleurs suivre la lueur de la pierre devenir plus importante. Quand mon cœur ne supporte plus de la voir souffrir, la lueur se transforme en un rayon qui la recouvre. Ses yeux se ferment, son visage s’adoucit. ça fait effet, je jubile. Elle soupire, se détend, sa peau retrouve sa couleur naturelle. Elle esquisse un sourire qui me pousse à lui demander :
- Te sens-tu mieux ?
Je me rends compte trop tard de la stupidité de ma question. Elle n’est pas en mesure de ressentir quoi que se soit. Pourtant…
- Je crois que oui. Curieusement, j’ai l’impression d’être assaillie de pensées positives. Tu as donc dû me guérir en profondeur. Pas uniquement mon corps, mais mon esprit également. Stauros m’avait ruiné, maintenant, je me sens capable de t’accompagner au bout du monde.
Je relève que Stauros a bien eu une conversation privée avec elle plutôt alarmante. Ça n’est pas le moment de revenir là-dessus, je risque de gâcher l’effet du bâton. Elle me tend la main afin que je l’aide à se relever, ce que je fais. Elle me glisse dans un souffle que nous devons presser le pas car d’après Stauros, « les choses s’aggravent dans ce monde ». Je n’y tiens plus, je lâche la question « comment ça ? » Loin de l’attrister ou de l’ébranler, elle semble se libérer en me répétant mot pour mot l’échange avec lui. Je commence à avoir un sentiment étrange à son égard. Méfiance, il ne me reprendra pas à lui tendre la main. Colère, il ne dit pas tout, ce qui n’arrange pas la situation. Frustration, sentiment d’impuissance face ce que l’on ne peut maîtriser.
La nuit suivante, passé dans le village de Tégée, mes rêves se mélangent. Entre les passages dans lesquels je me bats affublé du pyjama blanc, s’intercale des moments où je plonge ma lame dans le ventre de Stauros avec délectation.


samedi 23 novembre 2013

Partie 2 - Chapitre 3

Chapitre 3 : Alcinoa.
Jamais je n'aurais cru qu'un baiser puisse avoir cet effet. Pour la première fois depuis la perte de mes sens, j'ai sentis une foule de sensations affluées en moi. Les lèvres chaudes d'Eli m'ont transportées, infusant les sentiments que nous avons l'un pour l'autre. Alors que je baignais dans un bonheur sans bornes, j'ai été happée par la déchirante douleur de mon amour.
Michel Stauros est apparu, c'est la seule personne que je peux voir, entendre et sentir, comme-ci elle était le fruit des éléments. Je ne comprenais pas pourquoi, depuis que nous avions franchit ce portail, nous étions Eli et moi, handicapés par la perte d'une partie de notre personne. Ni par quel prodige, cet homme totalement inconnu semblait tout savoir de nous et user de ce pouvoir à quelques desseins funestes. Toujours est-il qu'après m'avoir embrassé, j'ai deviné qu'Eli lui serrait la main. Soudain, je l'ai vu s'effondrer. Stauros s'est tourné vers moi pour me dire :
- Il sera certainement perturbé quand il reviendra à lui. Mais vous ne devez pas perdre de temps. Les choses s'aggravent dans ce pays ce qui va rendre votre périple de plus en plus dangereux. A mesure que vous avancerez dans votre quête des sens, vous regretterez d'avoir choisi cette voie.
- Pourquoi nous faites vous subir tout cela ? Nous n'avons rien fait de mal.
- Intéressante question que voilà. La conception du bien et du mal dépend souvent du point de vue où l'on se place. Dans votre cas, pouvez-vous affirmer que vous n'avez enfreint aucune règle ?
La répartie était bien pensée. Effectivement, Eli et moi étions des fugitifs. Opposés à la décision de mon peuple interdisant notre union malgré les exploits d'Eli, nous avons fui pensant nous soustraire à leur loi. La situation avait dégénéré avec l'attaque du dragonien. Le portail était apparu comme par enchantement. Et sans réfléchir, nous l'avons emprunté. En tant que créature féerique, je savais qu'il existait des passages entre des mondes différents. Mais j'étais loin de m'imaginer qu'il y avait un tel prix à payer pour le traverser.
Stauros semblait lire en moi. Son visage se tordit d'un sourire machiavélique. Il répondit à mon interrogation.
- Au plus l'objet de son désir est important, au plus le prix à payer est élevé. Vous souhaitez faire fi des lois ancestrales de ton peuple pour jouir égoïstement de votre amour, il est logique que le portail vous place dans une situation qui nous permettra de jauger la force de vos sentiments. Si ce que tu crois être indestructible l'est réellement, alors vous triompherez. Mais avant de savourer la victoire, il faut remporter l'épreuve. De plus, il y a une part aléatoire. Vous devez donc subir cet aléa en plus de votre quête.
- Qui est ce "nous" dont vous parlez ? Quel est votre rôle dans cette histoire ?
- Je n'ai pas le droit de t'en dire plus. Comme je suis magnanime, je peux te révéler que vous venez juste d'entamer un voyage long et périlleux. Vos sentiments seront mis à l'épreuve et votre amour se renforcera ou s'éteindra à jamais. Maintenant, occupe toi de lui, il aura besoin de toi plus qu'il ne l'imagine.
Le corps d'Eli se mit à trembler, pris de soubresauts. Il s'arc-bouta et s'affaissa lourdement sur le sol. Stauros avait disparu aussi soudainement qu'il était apparu. Je ne voyais rien d'autre que les pierres élémentaires enchâssées dans les brassards et les jambières de mon compagnon.
Je m'agenouille près de lui et tente de prendre sa main en me fiant à la faible luminescence de la pierre élémentaire. Je me sens impuissante. Je suis saisie d'un profond désarroi. Un sentiment de honte me traverse. J'ai renié les lois de mon peuple pour un désir égoïste. Les paroles de Stauros me taraudent. Suis-je en pénitence ? Dans ce cas, pourquoi Eli subit-il les mêmes épreuves que moi ? Il n'est pas de mon peuple, donc non soumis à ses lois. Est-ce un sortilège des anciens de ma tribu. Ils en seraient bien capables. D’ailleurs, le grand sénéchal ne s’est jamais remis de la disparition de son fils. Il était amoureux de moi, m’a fait la cour. Seulement, je ne partageais pas les mêmes sentiments. Ça faisait un moment que je lorgnais Eli à chaque fois que j’en avais l’occasion. Or, l’amour est ce qui nous maintient en vie. Nous autres fées avons une longévité qui dépend de l'amour dont nous sommes l'objet. Tant que notre amour reste secret, il n’y a aucun danger. Nous vivons une vie normale de fée. Mais si nous prenons le risque de le révéler, alors là, tout change. S’il est partagé, l’éternité nous ouvre les portes. Dans le cas contraire, notre vie s’achève à l’automne suivant. C’est pour cela que beaucoup d’entre nous se déclare au début de l’hiver. Ça laisse quelques mois pour se faire aimer.
“Notre amour se renforcera ou s'éteindra”, il n'y a rien de réjouissant dans cette perspective. Si Eli ne m'aime plus, je disparaîtrais. Du coup, est-ce que cette quête a un sens ? Je souris bien malgré moi à cette question. Quelle ironie... Si je retrouve mes sens mais que je perde celui que j'aime, je ne pourrais même plus en jouir. De toute façon, le principal est qu'Eli retrouve sa mémoire et qu'il regagne sa vie. Et si elle doit se faire sans moi, alors j'aurais le sentiment d'avoir atteint mon but : réparer ce que j'ai occasionné par ma rébellion.
Je me demande ce qui va perturber Eli. Normalement, à chaque sens que je retrouve, il est censé récupérer une partie de sa mémoire. Rien ne devrait lui faire de tort. Pourtant il gémit, il a l’air d’être en proie à une lutte intérieure. Ce pourrait-il que ses souvenirs ne soient pas ce à quoi il s'attende ?


samedi 16 novembre 2013

Partie 2 - Chapitre 2

Chapitre 2 : Alicia
La rencontre de ce matin m'avait profondément troublée. Même si, je dois le reconnaître, j'avais des doutes sur les résultats éventuels de cette expérience, être témoin de la réaction d'Eli à mon baiser me laissait augurer un changement bénéfique. J'étais d'humeur joyeuse et je ne voyais pas ce qui aurait pu gâcher ce sentiment, jusqu'à maintenant. En arrivant chez moi, j'aperçois la voiture de David garée le long du trottoir. Au moment où je me range devant mon garage, je le vois sortir. Pas moyen de l'éviter cette fois. Il n'a pas dû apprécier le lapin posé hier. J'appuie sur la commande d'ouverture mais je n'ai pas le temps d'entrer qu'il frappe déjà à ma vitre. Je lui fais signe que je gare ma voiture. Il me répond :
- Vas-y, je t’attends...
Il est incroyable. Sous prétexte que je suis seule, il s'impose et va souvent jusqu'à régenter ma vie. Je n'ai aucune envie de le voir, seulement je vais devoir le supporter. Je sors de ma voiture et me tourne vers lui avec un sourire un peu forcé :
- Bonjour David, que me vaut le plaisir (je sais, je suis un peu hypocrite) ?
- Bonjour Ali, je me suis fait du mauvais sang hier... Tu m'as raccroché au nez et quand je suis passé, tu n'étais pas là...
J'avoue avoir envie de l'envoyer promener, mais je suis trop gentille :
- J'avais besoin d'être un peu seule, ne m'en veux pas s'il-te-plaît.
- Ce n'est pas bon de s'isoler, tu le sais. A moins que tu veuilles tout simplement m'éviter...
Il a touché au but. Mais comment lui faire comprendre sans le brusquer que l'espoir renaît en moi. Je lutte contre cette sensation grandissante car si je m'attache à la résurgence d'Eli et que cela soit vain, je serais anéantie. Je dois lui reconnaître une chose : il est pugnace. Il ne m'a jamais dit ouvertement qu'il souhaiterait voir notre relation devenir plus intime. Mais quel homme se montrerait à ce point dévoué s'il n'avait pas un objectif à terme ?
- Alors, tu ne réponds rien ? J'ai donc raison...
J'opte pour la franchise, on verra bien...
- Oui, hier j'ai tout fait pour t'éviter. La visite du professeur Stauros m'a épuisée psychologiquement. Mais cela ne change rien entre nous.
Je vois bien à son expression, une moue dubitative, que cela ne correspond pas à son attente. N'empêche qu'il ne perd pas le nord.
- Bon ok pour hier, mais là, t'as rien de prévu ?
- Écoute David, je travaille dans 2 heures, j'aimerais ranger un peu le bazar que m'ont laissé les assistants du professeur, donc je suis surbookée.
Pensez-vous que ça l'arrêterait ? Bien sûr que non, il s'est remis à insister, argumentant qu'il pourrait se rendre utile. Mais je n'ai pas envie que ma vieille voisine se mette à nouveau à faire des commentaires peu élogieux du genre "de mon temps, une femme, mariée qui plus est, ne recevait pas un homme chez elle sans chaperon". Du coup, je ne sais pas ce qui m'a pris, je lui ai répondu :
- T'es gentil, David, mais je n'ai pas besoin d'avoir une personne de plus qui fouille dans notre vie...
Je crois qu'il ne s'attendait pas à ce type de réaction car il a tourné les talons sur un "bon, très bien, j'ai compris... Ciao". J'avoue ne pas être très fière de moi néanmoins, je souris d'avoir obtenu quelques temps de tranquillité. Cela va me permettre de faire le point sur les derniers événements. Je monte les quelques étages puis j'entre chez moi. Je ferme la porte cherchant à tâtons l'interrupteur du couloir, soudain je sursaute en entendant le téléphone sonner.
- Allô, Alicia, excusez moi de vous déranger. J'ai omis de vous demander une chose tout à l'heure...
- De quoi s'agit-il, Michel ?
- Votre mari vous a-t-il offert du parfum ?
Sur le coup, je ne comprends pas la question, enfin, plutôt ce qui se cache derrière la question. Le professeur m'explique qu'il souhaiterait se livrer prochainement à la seconde expérience mettant en scène cette fois, le sens de l'odorat. Il recherche donc un lien olfactif entre Eli et moi. Quand je lui réponds qu'il m'a offert plusieurs parfums, je sens au son de sa voix, qu'il aurait préféré un choix plus sélectif. Recevant un autre appel, il me demande d'y réfléchir et de le tenir informé au plus tôt. Je raccroche tout en continuant d'y penser.
Je prends un carton que les assistants n'ont pas refermé. Le simple fait de le soulever et de me déplacer répand une effluve que je connais bien. Intriguée, je pose le carton sur mon lit et jette un œil à l'intérieur. C'est celui dans lequel se trouve la correspondance que nous avons échangés quand Eli était au service militaire. Il y a deux boites à chaussures pleines de lettres et autres cartes postales. A cet instant, le déclic se fait. J'aspergeai mon papier à lettre de mon parfum de l'époque, Odyssée !
Je laisse le carton où il est pour me diriger vers ma salle de bain. J'ouvre mon tiroir à parfum, en sort un flacon presque vide et regarde avec nostalgie le fond du liquide devenu couleur rouille. Il a certainement dû tourner depuis le temps. Mue par la curiosité, j'en asperge un peu sur l'intérieur de mon poignet. L'odeur est plus forte, plus concentrée, mais elle est restée la même. Je souris car s'il y a bien un parfum qui peut le faire réagir, c'est bien celui-là. Je regrette seulement que la maison qui le produisait, ne le fasse plus. Ce flacon est tout ce qu'il me reste.

Je n'ai pas le temps de me plonger davantage dans mes souvenirs, il me faut ranger tout ça et me préparer pour le travail. Mon patron a déjà été suffisamment sympa pour m'accorder ma matinée, il ne faudrait pas que j'arrive en retard pour le "rush" comme on dit dans le jargon des cuisines.
Une heure plus tard, je referme le local où s'entasse les cartons, je n’ai plus qu'à prendre une douche, revêtir ma tenue de travail et y aller. Pas besoin de prendre la voiture, un peu de marche me permettra de mettre de l'ordre dans mes pensées.

L'eau chaude me fait du bien. Ça ne tiendrait qu'à moi, j'y resterais des heures. Cette sensation de bien être est délicieuse. Malheureusement, tout bonne chose à une fin, et la différence de température me ramène vite à la réalité : Je suis seule, je dois aller travailler pour pouvoir gagner de quoi payer toutes les factures. Ça me rappelle l'époque où j'ai quitté le foyer familial pour prendre mon indépendance. Je n'ai jamais su comment ma mère avait vécu mon départ. C'était un sujet que nous évitions d'évoquer car il risquait de faire ressurgir des événements douloureux.  J'étais l'avant dernière d'une famille de six enfants. Mon père avait le seul revenu qui était bien souvent cruellement amputé par sa dépendance à l'alcool. Les disputes étaient monnaie courante. La dernière fois où j'ai vu mon père levait la main sur ma mère avant qu'il ne s'écroule dans son vomi, a été celle de trop. J'avais seize ans, je me suis enfuie chez ma sœur aînée, qui n'avait pas une meilleure vie. Du coup, j'ai toujours redouté d'entamer une relation amoureuse de peur de découvrir que la vie de famille soit toujours telle que ma mère et ma sœur la subissaient. Jusqu'à ce que je rencontre Eli. Il avait lui aussi un parcours écorché par la vie, pas le même que le mien, certes, mais occasionnant cette même attitude défensive vis à vis des autres. Nous nous sommes très vite bien entendus. Bien que plus jeune que moi, il avait ce quelque chose qui m'attirait. Pourtant, je m'interdisais de ressentir autre chose que de l'amitié envers lui. Ma soeur avait beau me répéter qu'il en pinçait pour moi, je lui répondais qu'il n'était juste qu'ami, sans plus. Elle avait pourtant vu juste bien avant moi. Et plus tard, le jour de notre mariage, elle m'avait glissé à l’oreille : "juste un ami, sans plus, hein"... Je n'avais rien répondu d'autre qu'un sourire en rougissant. Depuis, nos chemins s'étaient séparés, de sorte que nous n'avons de nouvelles des autres qu'à de rares occasions, bien souvent lors de rassemblements familiaux, mariage ou enterrement. La dernière fois, c'était pour l'accident qui avait plongé Eli dans l'état où il est depuis près de dix ans. Je ne leur en veux pas. Il n'est pas facile de trouver les mots pour réconforter quelqu'un dans ma situation. Sans compter sur le fait que nous sommes loin les uns des autres... Je soupire... Sans m'en rendre compte, je suis déjà prête à partir. Je prends mon sac à main, mes clés et je quitte mon appartement en direction du restaurant où je travaille depuis huit ans maintenant. Cela n'a rien à voir avec la façon dont j'envisageais la vie, des années auparavant. Mais je n'ai pas le choix. Maintenir Eli en vie me coûte la plus grosse part de mes revenus mais je suis certaine que si nos rôles étaient inversés, il ferait de même pour moi. Et puis, qui sait, si Michel Stauros parvient à le faire revenir, la vie reprendra son cours telle qu'elle était avant. Nous serons à nouveau ensemble, heureux. Je suis convaincue que cela aura valu tous ces sacrifices.

samedi 9 novembre 2013

Partie 2 - Chapitre 1

Partie 2 : L’odorat.


Chapitre 1 : Michel Stauros.
Je suis tiré de ma réflexion par l’alarme du moniteur qui suit l’état de santé d’Eliot Guerreor. Son cœur vient de s’arrêter. Je me précipite dans la pièce à côté où est allongé le patient. L’infirmière à qui je venais de demander de l’embrasser est littéralement figée sur place, choqué par la réaction. Si je n’étais pas si pressé par l’obligation de lui rendre la vie, je pourrais la comprendre. Un homme, plongé dans le coma depuis près de dix ans, qui ne manifeste aucune réaction aux suggestions cognitives et qui, dès qu’on l’embrasse, a le cœur qui lâche, ça a de quoi vous retourner. Mais pour l’instant, je ne la ménage pas :
- Ne restez pas plantée là comme une idiote, préparez le défibrillateur et passez moi les palets !
Heureusement, elle sort de sa torpeur. Après tout, c’est une professionnelle, elle est formée pour réagir aux situations de crise. Je colle les électrodes qu’elle me tend sur le torse dénudé du patient et crie :
- Dégagez !
J’applique la décharge. Le corps se soulève à l’impact. Le cœur reprend un battement régulier. Excellent, on a bien faillit avoir de gros ennuis. Au moment où je me retourne, je me retrouve face à face avec Mme Guerreor. Elle vient d’assister à toute la scène. Elle porte un chandail vert pomme et un jeans. Ses cheveux sont encore humides. Elle reste sans voix, je profite donc de prendre les devants :
- Bonjour Alicia, ne vous inquiétez pas, c’est sans doute impressionnant, mais c’est bon signe.
- Vous trouvez que devoir remettre le cœur de mon mari en route est « bon signe ».
Je sens dans sa voix qui chevrote les signes distinctifs de l’énervement, il me faut la jouer fine. Je lui passe la main sur l’épaule et l'entraîne avec moi dans le « bocal », la pièce d’où je suis sorti en trombe. Elle jouxte la chambre de son mari, cela lui permettra de continuer à le regarder tout en m’écoutant. Je lui explique que, pour la première fois, son mari à réagit à une suggestion cognitive, qu’en cela c’est un très bon signe, même si ce n’est pas forcément ce genre de réaction que j’attendais. En entendant sa question, je me dis que j’aurais mieux fait de tourner sept fois ma langue dans ma bouche. Comment vais-je lui expliquer que j’ai demandé à une infirmière de poser ses lèvres sur celles de son mari ? Je me décide pour la vérité brutale, dénuée de fioritures, de toutes façons, vu l’état de stress dans lequel elle se trouve, je ne risque pas grand-chose. Contre toute attente, elle demande à l’infirmière de nous rejoindre. Celle-ci attend mon accord pour nous rejoindre. J’avoue que je pensais que j’allais assister à une grosse scène de jalousie, mais la suite m’a surpris.
- Bonjour Mademoiselle, je suis Mme Guerreor. J’aimerais savoir une chose, est-ce que vous fumez ?
La jeune femme acquiesce. Alicia se retourne vers moi :
- Michel, je vous prie de bien vouloir recommencer votre expérience, mais cette fois, c’est moi qui embrasserai mon mari.
Ne voyant aucune objection à sa proposition, je reprogramme la séquence d’enregistrement des capteurs cérébraux d’Eli. J’affiche à l’écran la coupe du cerveau afin d’être certain de déceler la moindre coloration significative d’une réaction. Alicia est aux côtés de son époux, elle attend mon signal pour faire un geste qu’elle a fait pourtant des milliers de fois. Je lui lève mon pouce, elle se penche vers son mari. Je vois ses cheveux caresser son visage avant que leurs lèvres se fondent en un baiser comme on en voit au cinéma. Les capteurs ne réagissent pas… Si un clignote, puis un second. Soudain, c’est tout mon écran qui passe du bleu de l’inactivité au rouge. 

Il a perçu son baiser, il a réagit. Elle lui souffle quelque chose à l’oreille, je vois ces lèvres bougeaient mais je n’entends rien car le bocal est dans une cacophonie de bruit d’alarmes signifiant que notre expérience est couronné de succès.
Elle quitte son mari pour me rejoindre, un sourire triomphant sur les lèvres. Je suis certain que je n’aurais pas pu trouver le moindre mot qui puisse illuminer son visage de la sorte. Je la laisse savourer la vision de l’image du cerveau de son conjoint qui petit à petit reprend sa couleur bleue. Je m’interroge sur ce qui vient de se passer. Un baiser d’une infirmière dont le seul crime est l’addiction à la nicotine provoque un arrêt cardiaque tandis qu’un baiser de celle qu’il aime transforme ses deux hémisphères en sapin de noël. Devant mon air incrédule, Alicia me donne l’explication. Elle me révèle qu’elle a dû abandonner le tabac, bien qu’elle n’ait jamais été une grande fumeuse, pour gagner Eli :
- Il a toujours été adepte de l’adage « un esprit saint dans un corps saint ».
Je suis certain qu’elle aurait pu se satisfaire de cette explication, une réaction de rejet. Mais je veux lui en dire plus, l’impliquer dans la résilience de son mari. Qu’elle puisse s’investir et faire en sorte de multiplier les chances de résurgence. Il y a un tel lien entre ses deux âmes que j’en suis presque jaloux. Non pas que j’éprouve une quelconque attirance pour cette femme, encore qu’elle est loin d’être repoussante. Non, je jalouse ce que je n’ai jamais réussi à établir : une communion aussi profonde. Sans doute est-ce dû à mon travail qui m’amène souvent à analyser les autres et à me détacher d’eux, comme par crainte de ce que cela pourrait donner. Pourtant, quand je la vois, dix ans après l’accident qui a plongé son mari dans un autre monde, toujours aussi proche de lui. Oh, bien sûr, elle a voulu sa mort. Ce n’est pas moi qui l’en blâmerait. Quand on aime quelqu’un, on ne peut supporter sa souffrance. Parce que la souffrance ne se limite pas à la perception physique, affective ou psychologique de la douleur. Le simple fait d’être privé de sa liberté, de son autonomie est en soi une torture. Je suis bien placé pour savoir que nous en apprenons régulièrement sur le cerveau, alors, oui, peut-être souffre-t-il de cette inactivité, de ne pouvoir serrer dans ses bras la femme qui fait son bonheur.
J’ai dû rester un moment prostré à la regarder fixement. Elle attire mon attention sur le fait que c’est impoli de dévisager les gens de la sorte. Je m’excuse, argumentant que je réfléchissais à la suite que je donnerai à la thérapie. Alicia me demande ce que j’ai fait pour le faire réagir. Je lui explique que ma thérapie est basée sur la perception cognitive. Au fur et à mesure, j’aide le cerveau de mon patient à interpréter les informations reçues de ses sens. J’y vais progressivement, sens après sens, en commençant par les plus discrets (si tant est que l’on puisse hiérarchiser l’importance de chacun d’eux). Elle me demande comment j’arrive à cibler un sens en particulier et à le remettre en fonction. Je lui avoue me servir du scénario que son mari avait écrit quand il projetait de créer son jeu vidéo mythologique.
- J’ai « bombardé » votre mari d’image et de dessin tirés de ses recherches sur son jeu en lui maintenant les yeux ouverts face à un écran. Son esprit a reçu le flot d’informations et l’a placé dans un rêve qui n’est autre que le chemin lui permettant de retrouver la réalité. Afin qu’il puisse être motivé, je lui ai donné une compagne en me servant de la photo que vous m’aviez confié vous représentant en fée. Partant du postulat que dans son état, il est hors de question de tenter une prise de contact consciente, je me sers de son inconscient pour le ramener.
- Donc, si j’ai bien compris… Je suis dans le rêve de mon mari, à une époque mythologico-féerique. Bien, ça je peux l’imaginer, mais je n’ai pas saisi où les sens entrent en jeu.
- J’y viens. Dans le scénario que je lui propose, vous êtes dépourvu de vos cinq sens. Sa quête est donc de vous les faire recouvrer. Chaque fois qu’il réussit, il reçoit en récompense un pan de sa mémoire. J’ai découpé sa mémoire en cinq parties. La première, concerne son enfance. Puisqu’il a passé celle-ci dans les plaines grecques, je pense qu’il lui sera plus facile d’accepter sa mémoire puisqu’elle correspondra, à peu près au cadre dans lequel il évolue. Il a réussit à atteindre le premier sens, le goût. Sa double réaction, la négative et la positive montre que son inconscient est en mesure d’analyser des informations de la réalité.   
- Comment faites-vous pour lui rendre sa mémoire ?
- C’est là que les photos que vous m’avez donné entrent en jeu. Nous avons reconstitué un kaléidoscope de son enfance en mêlant des photos à des prises de vue d’objets clés. De la même façon que nous avons bombardé son cerveau d’images virtuelles, nous allons lui « injecté » des souvenirs. Reste à savoir s’il arrivera à faire le tri entre le réel et le virtuel.
- Organisé et intelligent comme vous l’êtes, vous avez sans doute trouvé un moyen de l’aider à faire la part des choses.
J’espère me tromper, mais je sens un ton limite sarcastique dans cette phrase. Certes, les deux qualificatifs me correspondent à merveille, mais lancés de la sorte, cela me donne l’impression qu’elle me prend pour un déséquilibré. Je ravale mon ego et répond :
- Oui, à chaque étape de sa quête, Eli rencontre celui qui peut lui rendre sa mémoire. Il a donc conscience qu’il va recevoir quelque chose qui n’est pas en phase avec le contexte dans lequel il évolue.
- Qui joue ce rôle ?
Je commence à me sentir mal à l’aise. Je ne m’attendais pas à me faire interroger de la sorte. De plus, mon travail me place bien plus souvent dans la situation ou je suis celui qui pose les questions. Et puis, je n’aime pas avoir à m’expliquer, sans parler du fait que cette expérience n’est même pas sure d’aboutir. Bon, d’accord, les réactions du patient semblent encourageantes, mais de là à me justifier. Elle ne me donne pas le temps de lui répondre, comme si mon hésitation lui avait révélé la réponse.
- C’est vous… vous vous êtes inclus dans l’expérience…
- Qu’est-ce qui vous permet d’arriver à cette conclusion ? - Ah, je préfère être celui qui questionne.
- Ça me parait logique. De la sorte, si vous parvenez à sortir mon mari du coma, il ne sera pas surpris en vous voyant.
- Je vous remercie d’approuver.
- Je n’ai pas dit que j’approuvais, je ne fais que souligner la logique du raisonnement.
Même si je n’ai pas besoin de son avis, ni de son aval sur ma façon de procéder, je dois avouer que le fait de ne pas la satisfaire me chagrine. Je lui demande d’aller au bout de son explication. Je l’écoute attentivement me parler de risque de transfert d’animosité, d’être celui qui les a dépouillés, donc l’ennemi. L’argumentation tient la route, sans même m’en rendre compte, mon visage se fend d’un grand sourire. Ce qui met un frein à mon cheminement de pensée, c’est de l’entendre me dire :
- Vous trouvez peut être cela stupide, mais je vous prie de ne pas vous moquer de moi.
Aïe, je dois me confondre en excuse. Voilà ce que c’est quand on est expressif. Pour m’en sortir, je ne vois que la révélation du plan que je viens juste d’échafauder. Elle m’écoute poliment mais le mouvement saccadé de sa main montre que j’ai perdu quelques points dans son estime.
- L’esprit est comme une grosse prise à la pèche. Une ligne, c’est déjà ça. Deux, c’est mieux ; mais trois c’est l’idéal. La première ligne, ou « fil d’Ariane »…
- Oui, vous m’avez déjà dit : L’amour, la seconde est la peur…
- Et la troisième pourrait être la haine : celle envers moi !
A la moue dubitative d’Alicia, je comprends qu’elle a des réserves sur le procédé. Tanpis, je suis sûr de moi, autant qu’on peut l’être quant on avance à tâtons dans une expérience encore jamais réalisé. Je lui demande de bien vouloir me laisser continuer mon travail. Elle comprend et me facilite la tache, elle me demande d’être là à chaque étape cognitive afin de ne pas confier à une autre ce qui pourrait être son « travail ». Comme j’acquiesce, elle se retire docilement. C’est curieux comment les intuitions parfois se révèlent juste… Je comptais jouer cette carte de la haine. C’est la raison pour laquelle je me suis assigné le rôle du guide dans le rêve d’Eli. Quelque part, je ne risque pas grand-chose, si l’opération réussit, c’est un homme intelligent, donc il comprendra, sans compter que son épouse pourra étayer ma version. Si elle rate, il ne me rencontrera jamais…
- Vous comptez vraiment utiliser Mme Guerreor dans votre expérience ? me demande Ophélie, l’infirmière malheureuse.
Sans répondre à sa question, je lui fais signe de continuer son travail et quitte le bocal après m’être assuré d’avoir bien enregistré toute l’expérience. C’est vrai qu’il n’est pas courant d’utiliser des personnes extérieures au personnel, mais je veux m’assurer que ce que j’ai vu n’est pas le fait du hasard, ou la chance du débutant. Si l’épouse permet d’obtenir des réponses cognitives de l’ordre de 10 sur l’échelle de Richter, alors pourquoi s’en priver… Cela me fait penser, que le prochain sens étant l’odorat, il va falloir trouver un parfum particulier. Il faut que je me note quelque part de demander à Alicia si Eli lui a déjà offert du parfum et si oui, lequel. Sinon, est-ce qu’ils ont une histoire liée à un parfum. Il me faut aussi parfaire mon personnage, après tout, si la haine peut permettre d’accélérer le processus de résilience, je ne vais certainement pas m’en priver. Je pense être sur la bonne voie avec le coup que je lui ai fait… Je suis assez fier de mon : « j’ai oublié de te préciser que cela serait douloureux ».