Chapitre 8 : Alcinoa
C'est la
première fois depuis que nous avons franchi le portail que je rencontre une
créature féerique. Une dryade, une nymphe de l'eau.
Elle est apparue non loin
de la source qui alimente le village de Tégée. Les habitants ont demandé à Éli
de les aider. Beaucoup étaient malades. Leurs symptômes correspondaient à un empoisonnement.
Comme à chaque fois, il n'a pas pu refuser. Les hommes encore valides arrivaient
avec peine à protéger leur villages des attaques de plus en plus courantes.
Nous
avons donc pris le chemin de la source car l'herboriste nous a indiqué que les
plantes étaient également touchées. Avant d'y arriver, Éli a dû se frayer un
chemin à coup d'épée parmi les araignées de taille humaine. C'est curieux de
voir Éli se battre. Enfin quand je dis "voir", vous me comprenez. Je
ne discerne que les brassards, l'épée, le bouclier et les jambières. C'est
comme si ces objets étaient animés par une volonté propre. Quel soulagement de
voir enfin quelqu'un d'autre que Stauros. Je ne sais pas pourquoi, mais je vois
la dryade comme elle me voit.
Ondine nous
apprend que la grotte, dans laquelle la rivière qui alimente le village prend
sa source, est infestée d'arachnéen.
Si Éli n'a pas réussi à me convaincre de
rester au village, il parvient à me demander de rester en compagnie d'Ondine. J'accepte
facilement, ce qui étonne mon partenaire. Forcément, il ne sait pas que je la
voie. Une fois informé, il nous laisse pour pénétrer dans le bastion arachnéen.
Je
profite de pouvoir discuter avec elle pour aborder ce qui me trotte dans la
tête. Je sens bien qu'elle est soucieuse. Elle ne m'écoute qu'à moitié. J'essaie
de la rassurer en lui vantant les mérites d'Éli. Elle me remercie puis me pose
une question qui me déstabilise :
- Vous
n'êtes pas de ce monde, pourquoi êtes-vous là ?
Je ne
peux répondre puisque je ne le sais pas. Cette fois j'ai son attention. Je lui
explique notre histoire, le portail, la perte des sens et de la mémoire. Ondine
m'écoute religieusement. A mesure que le temps passe, elle me donne
l'impression d'aller mieux, d'être moins abattue. Ce dit-elle qu'il y a pire
que ce qu'elle subit ? Non, elle doit être liée à la source. Le fait qu'elle
aille mieux ne peut signifier qu'une chose : Éli remplit sa part du marché.
Il ne
tarde pas à apparaître. Je devine à l'expression de la nymphe qu'il a réussit,
mais à quel prix. Elle lui demande de se plonger dans la rivière. Il doit
tituber, la démarche de ses jambières est mal assurée. Je me saisie de mon bâton.
Ondine m'indique que cela ne sera pas nécessaire. L'eau recouvre Éli de sorte
que je le vois, comme la fois où il avait utilisé l'air. Il a l'air épuisé. Je
constate avec horreur les plaies sur ces membres. L'eau alliée à la maîtrise
élémentaire d'Ondine referme les estafilades. En quelques minutes de ce
traitement, il est métamorphosé. Il bondit hors de l'eau. Tandis que l'élément
s'écoule, attiré par le sol, ses traits s'effacent peu à peu. Malgré ses réticences,
Éli finit par accepter trois fioles contenant l'eau de la source. Bien plus
efficace que n'importe quelle potion, je suis rassurée. Il en aura sans doute
très vite l'usage.
Nous
traversons à nouveau le village de Tégée. Le chef tient également à nous
remercier. Éli refuse l'or argumentant qu'il leur sera utile pour renforcer les
défenses du village. Par contre, il accepte le morceau de relique qu'il lui
tend. Il n'a pas besoin de me regarder pour savoir que je jubile. C'est le
deuxième tiers. Il rapproche les deux morceaux qui émettent une lueur diffuse
et se soude. Après nous être restaurés, nous reprenons la route en direction de
Mycènes. Éli est plus taciturne que d'habitude. Je me doute qu'il appréhende ce
qu'il va avoir à affronter. J'essaie d'aborder le sujet. Mais il élude en
prétextant qu’il ne laissera rien entraver la quête.
Cette
pugnacité m'a toujours plu chez lui. Seulement aujourd'hui, elle me fait peur. Il
est capable de s'infliger les pires tourments pour atteindre son but. Je me
demande ce que Stauros lui a rappelé. Après tout, n'a-t-il pas récupéré une
part de sa mémoire ? Il ne m'en parle pas. C'est-il fait rouler ? A moins qu'il
estime que je ne pourrais pas comprendre. A mesure que nous avançons, il me
donne l'impression d'être de plus en plus à cran. Chaque adversaire qu'il
affronte ne fait pas long feu. Il manipule les éléments de mieux en mieux. Maintenant,
il arrive à créer une vague de feu qui tourne autour de lui. Nul ne peut lui
porter un coup sans subir des brûlures. Ça devrait les dissuader, pourtant ils
semblent atteints d'une frénésie. Même si je ne vois aucun d'eux, je discerne
chaque mouvement d'Éli. Ils sont de plus en plus rapides, plus agressifs aussi.
Il ne s'embarrasse plus de technique de défense. Il attaque encore et encore. Ça
doit payer car je ne fais plus usage de mon bâton. Entre chaque combat, je lui
demande s'il en a besoin. A chaque fois, il refuse. Il ne s'arrête plus pour se
reposer. Tant est si bien que je suis obligée de lui suggérer. Alors qu'il nous
installe dans une grotte pour la nuit, je n'y tiens plus :
- Éli,
tu me fais peur. Tu n'es plus pareil depuis que tu as récupéré une partie de ta
mémoire.
Après
une réponse évasive sur le ton de l'irritation, je sens de la lassitude dans sa
voix :
- Je
suis désolé... Je suis perdu...
-
Comment ça ?
- Je ne
suis pas sûr que tu comprennes.
- Ça ne
risque pas si tu ne m'en parle pas.
Éli se
met à m'expliquer ses souvenirs. Les questions qu'il se pose sont profondes. Il
avait raison sur le fait que je ne comprendrais pas. Comment peut-il avoir
l'impression de connaître ces contrées ? Nous les découvrons à mesure de notre
voyage. Tout en l'écoutant me parler, les paroles d'Ondine me reviennent à
l'esprit. Elle avait vu juste en disant que nous n'étions pas de ce monde. Pour
elle, le portail était la clé. Seulement, le fait qu'il est disparu après notre
passage n'était pas logique. C'est à ce moment que j'ai compris que nous ne
l'avions pas réellement cherché. Éli me regarde avec attention en répétant sa
phrase :
- Alors,
qu'en penses-tu ?
Je
baisse les yeux. Ce n'est pas un mouvement volontaire. Plus une habitude que
l'on a quand on ne sait pas quoi dire. Bien sûr, quand on est privé de la vue,
ça doit faire bizarre.
- Tu
vois... Je ne voulais pas t'en parler par soucis de te préserver.
- Éli,
ce n'est pas parce que je n'ai plus mes sens que je ne peux pas t'être utile. Je
suis certaine que le simple fait d'en avoir parlé t'a fait du bien.
Je me lance
dans le court récit de ma discussion avec Ondine. Éli m'écoute, lançant parfois
quelques commentaires. Par exemple, il est certain que le portail se soit fermé
après notre passage. Je dois avouer que n'étant pas privé de ses sens, je ne
suis pas surprise. Il lui a été plus facile de le remarquer. Mais quand je lui
demande si nous avons été les seuls à le franchir, il reconnaît avoir été comme
assommé. D'où la question : s'il n'était pas conscient, comment être sûr que
d'autres créatures ne l'ont pas utilisé ? Il me rappelle que la seule créature
qu'il y avait était un dragonien. Comme il n'en a pas profité pour nous tuer,
il n'est pas passé. Je lui répète la phrase d’Ondine : Vous ne savez pas
depuis combien de temps il était ouvert, ni ce qui l'avait déjà traversé.
"
Un point pour la nymphe" déclare Éli sur un ton qui en dit long. Il est
perplexe, néanmoins il ajoute :
- Je ne
vois pas le rapport avec le fait que je sois déjà venu ici à une autre
époque...
- Parce ce
que tu en es convaincu ?
- Je ne
vois pas d'autre explication.
Effectivement,
je ne peux pas trouver d'arguments logiques à y opposer. Si Éli voit des lieux
verdoyants devenus érodés par le temps, le portail doit avoir un pouvoir temporel.
Dans ce cas, l'absence de mes sens handicape encore plus que je ne l'imaginais.
Nous
décidons de prendre un peu de repos avant de nous remettre en route. Enfin, je
dois me reposer, car Éli monte la garde. Même à l'abri dans cette grotte, il
n'est pas tranquille. Il ne veut pas que je sois encore la cible d'une quelconque
attaque. Je crois qu'il s'en veut que la harpie m'ait atteinte. Je lui souffle
:
- Ce
n'est pas de ta faute.
Je ne
suis pas en mesure de le sentir, mais je m'endors convaincue qu'il passe ses
doigts dans mes cheveux.