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vendredi 18 avril 2014

Partie 3 - Chapitre 12 - Alcinoa

Partie 3 - Chapitre 12 - Alcinoa.
Pourquoi faut-il que nous entrions toujours dans des endroits nauséabonds ? A moins que j'y sois plus sensible faute de n'avoir que ce sens ? Oui, j'ai aussi recouvré le goût, mais je ne vais pas me mettre à lécher les murs. D'autant que Basile les décrit comme poisseux et luminescent. Éli n'a pas dit un mot depuis qu'il se soit présenté comme sa conscience. Je pense qu'il fait le point. Il relie les événements entre eux afin d'y voir clair. Quant à moi, et bien, j'avoue que l'idée qu'on veuille influencer les souvenirs d'Éli me réchauffe le cœur. Non pas que je veuille qu'il souffre. Non, mais comprenez moi. Ça veut dire que notre histoire est réelle. Nous nous aimons et si nous arrivons, non. Quand nous arriverons au terme de cette quête, nous pourrons gouter à la paix. En attendant, l'idée même de devoir affronter Arachnée, Polyphème et Jarkore n'est guère plaisante.
Comment je sais les noms de nos futurs adversaires ? Basile bien sûr. Il s'est vanté lui même de les connaitre. Pas directement mais en prétextant savoir notre itinéraire, j'en ai conclue qu'il devait avoir l'information. J'avais vu juste. Si le seul nom d'Arachnée a été évocateur pour moi, Éli s'est plongé dans le mutisme après l'énumération. Comme il ne répondait pas à mes questions, j'ai fini par me tourner vers Basile. Il m'a expliqué qui était Polyphème, un cyclope particulièrement grand et fort. Son seul cri peut briser la roche. Son point faible, une vue déficiente. Arachnée est la reine des arachnéens. Ce sont les ennemis séculaires des fées. Depuis mon enfance, elle est le "croquemitaine". Celle qui oblige les jeunes fées à obéir. En tant que reine, elle est la seule à engendrer. Tous les mâles la courtisent. Seuls les plus forts peuvent gagner sa couche. C'est bien souvent la dernière chose qu'ils vivent. Car la "belle" est anthropophage. Rare sont ceux qui s'en échappent. Ceux qui y sont parvenus, n'ont pas pu faire autrement que d'y retourner à l'appel suivant.
Quand au dernier, Jarkore, Basile ne le connait pas. Ça m'a surprise. Mais ce n'est pas illogique. Si ce sont les anciens de mon peuple qui manipulent les rêves d'Éli, l'apparition de sa conscience doit les contrarier. Donc, ils ont peut être modifié leur plan initial. J'ai demandé à Basile qui était censé garder mon dernier sens à l'origine. Au début, il n'a pas voulu me le dire, prétextant l'inutilité de cette demande. A force d'insister, il a fini par me lâcher le morceau. "Ladon" a-t-il soufflé.
- Qui ça ?
- Tu vois que c'était inutile de le savoir.
- Qu'est-ce-que c'était ce Ladon ?
Éli a dû être excédé de mon ignorance, ou du timbre narquois de Basile, il a claqué :
- C'est son grand frère. Encore un reptile. Ladon est le dragon qui gardait la toison d'or. Quoi de plus avisé que de finir l'histoire avec le gardien de la panacée ?
Basile prit un air renfrogné pour conclure :
- Ça ne présage rien de bon.
Éli avance protégé par son bouclier. Je le sais car la position de ses brassards ne trompe pas. Il se montre prudent car l'antre d'Arachnée est truffé de pièges et autres détecteurs de présence. Basile a descendu son égide sur son bras, calquant les mouvements de son modèle. Ce n'est pas sans irriter mon amour :
- Arrête de me singer.
- Je ne vois pas en quoi ça te gêne.
Je manque sûrement les regards assassins qu'Éli doit lui lancer. Agacé, il reprend la marche. Le boyau s'élargit sur une salle trouée de deux possibilités. Comment je le sais ? Je vois Basile. Les mouvements de sa tête me renseignent. De plus, mon odorat me donne de bonnes indications. La voie de droite sent davantage l'humidité. Tandis que celle de gauche est plus aérée, donc plus sèche. Or il est bien connu que les arachnéens apprécient davantage les endroits secs. Éli confirme mon hypothèse tout en soulevant le problème. Le sol est couvert de fins fils de soie. Le moindre contact avec l'un d'eux et notre hôte sera informé de notre présence. Techniquement, nous aurions l'avantage de l'étroitesse du conduit. Si la reine est aussi imposante que je l'imagine, elle ne pourra pas nous atteindre. Basile soulève la question qui nous vient à l'esprit en même temps :
- Si Arachnée ne peut pas tapisser ce boyau étroit de soie, alors qui l'a fait ?
- Le seul moyen de le savoir annule l'effet de surprise, donc on oublie. Passons par le boyau humide, il doit bien arriver quelque part.
Joignant le geste à la parole, Éli avance d'un pas. Au même instant, je lui agrippe le bras. L'air a oscillé dans l'autre boyau. Quelque chose arrive. Éli se met entre nous. Basile choisit de se cacher dans le boyau humide, courageux qu'il est. Comme il sait que je le vois, il me fait signe qu'il veut jouer l'effet de surprise. Éli me pousse doucement en arrière. Il doit avoir saisi la tactique de Basile. En laissant de la place, ce qui va sortir sera obligé d'avancer dans la salle. Du coup, ça tournera lui le dos. Le plan aurait été ingénieux pour une créature seule. Ce qui sort est tout autre. Deux puis trois araignées géantes font irruption dans la salle. La première lève les deux pattes avant en signe de défiance. Qu'est ce que j'appelle géante ? 

Disons qu'elles font un peu plus d'un mètre de diamètre. Leurs chélicères font la taille d'un poignard. Elles sont de deux sortes. Les deux premières sont des soldats. La dernière est une tisseuse, capable de projeter des morceaux de toile particulièrement collante. 

Le but étant d'immobiliser sa future victime. Éli recule encore, m'obligeant à marcher à reculons. Je n'ai pas le pas très sûr en marche avant, vous imaginez ce que ça peut donner dans l'autre sens. Je finis par trébucher ce qui détourne l'attention d'Éli. Le premier soldat en profite pour charger. Il laisse tomber ses deux pattes avant sur le bouclier d'Éli. Les deux griffes en forme de crochet qui se trouvent au bout, se plantent dans le métal. Comme elle lève à nouveau ses pattes, Éli se trouve décollé de terre. Il pend par les lanières de cuir qui maintiennent son bouclier à son bras. Le deuxième soldat se précipite vers moi maintenant que le champ est libre. Basile fait alors quelque chose d'extrêmement courageux, ou de complètement stupide. Il jette son arme sur celui qui me charge. Seulement, il n'est pas aussi doué que son mentor. La lame se fige dans le mur juste devant moi. Les mains tremblantes, je ramasse l'épée et la brandit devant les huit yeux de mon adversaire. Ça la freine immédiatement. Elle se met à osciller sur ses pattes, comme pour jauger la situation. La tisseuse se tourne vers le nouveau belligérant. Basile n'a plus que son bouclier et une dague. Le premier soldat projette Éli dans la direction de Basile. Mais il anticipe le mouvement en tranchant les lanières de cuir. Seul le pavois va valdinguer sur celui de Basile. Éli fait un mouvement ambitieux qui atteint son but. Il s'empare de son second gladius et tranche une des pattes avant du premier soldat. Entrainé dans sa rotation, il en sectionne une seconde avec l'autre lame. Surpris et furieux de douleur, l'arachnide pousse un bruissement aigu. L'effet est immédiat sur les autres, elles se tournent vers Éli. Profitant de l'ouverture, Basile exécute un fendant pour planter sa dague dans l'abdomen rebondi de la tisseuse. C'est à son tour de pousser ce cri étrange qui les pousse à faire face à la menace. Éli enchaine avec un nouveau moulinet qui ajoute deux autres pattes au sol. Les araignées changent une fois de plus de cible. Seulement, c'était trop beau pour durer. Le soldat intact se précipite sur Basile qui parent ses pattes avant de son bouclier. L'amputé charge Éli en faisant claquer ses chélicères suintantes. C'est là que je réalise qu'elles sont nettement moins stupides que la moyenne. Les deux menaces étant bloquées par les soldats, la tisseuse peut tranquillement me projeter de la soie. En quelques secondes, je me retrouve saucissonnée. A l'aide de ses pédipalpes, elle me prend en charge et s'engouffre à toute vitesse dans le boyau couvert de soie. Je dois me trouver vraiment près de ses crochets venimeux car je sens l'odeur âcre du poison. À moins que... Je sois en train d'être dévoré vivante. Non, je ne reconnais pas l'odeur du sang.
- Éli, j'ai peur.
- Tiens bon, j'arrive. Le temps d'en finir avec le second soldat, l'autre ne présente plus de danger.
- Elle est là, elle me parle. Elle va tous nous dévorer.
- ALCINOA ! Ne perd pas ton courage, j'arrive !
- Il y en a des centaines.
Je ne sais pas dans quel endroit la tisseuse m'a posé, mais ça doit être immense. Arachnée trône au milieu d'une vaste toile. 

Tout autour, des araignées de différentes formes et tailles sont réunies. Je me rends compte que même privée de trois de mes principaux sens, je perçois chacune d'elle. Elles forment une sorte d'arène. C'est un piège dans lequel Éli et Basile vont se précipiter. Arachnée me noie dans un flot de paroles insipides qui pourtant me glacent le sang. Sa voix pénètre en moi désarmant toutes mes défenses psychologiques. Elle distille des images de mort. Des corps secoués dans d'intolérables soubresauts. Les victimes se vidant de leur vie à chaque ponction arachnéenne.
Soudain, dans ce brouillard pictural d'horreur, je vois Basile déboucher du boyau. S'il est là, Éli doit y être également. Je ne voie pas ses brassards. Elle me le fait voir gisant au sol tel une écorce vide. Les pièces de son armure jonchent le sol poussiéreux. Il est mort... Non, ce n'est pas possible...
- C'est ici que votre quête s'arrête mon enfant. Ton énergie va donner naissance à plusieurs de mes petits. Ils auront ainsi ton don.
Oui, mon don. Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ? Car après tout, ne suis-je pas celle qui a appris à Éli à manipuler les éléments ? Les larmes coulent sur mes joues alors que mon esprit commence à former le dessein funeste auquel je songe. Les visions qu'Arachnée m'envoie perturbent ma concentration. Pourtant, quand la première étincelle jaillit aux extrémités de mes doigts, elle comprend. Il est trop tard. Elle m'a privé de mon amour, alors à quoi bon continuer à vivre ?
Les flammes se mettent à se répandre, léchant mon corps. Une personne ayant tout ses sens pourrait choisir que le feu soit à bonne distance. Seulement, je ne sens rien hormis l'odeur de ma chair qui se consume. La fumée pestilentielle me brûle le goût. Je suis une torche vivante. Je devrais hurler rien qu'à l'idée d'être rongée par les flammes. Rien de sort de la bouche car je n'ai plus la force de lutter. Voyant Basile s'éloigner, je comprends que je tombe. Sans doute la toile était tendue au dessus d'un grand vide. Le feu aura fait un trou sous moi.
Dans la toile, c'est l'anarchie. Le feu, seul élément que les araignées redoutent. Il enflamme chaque fil de soie tel une mèche. Elles cherchent une sortie, mais la seule est celle ou se tient Basile. Il donne de grand moulinet pour empêcher quiconque de passer. Me voir m'immoler lui a donné une énergie proche de la frénésie. Pour le reste, c'est Éli qui me l'a raconté car j'ai perdu connaissance. Il m'a attrapé au vol avant que je ne m'écrase au fond de la grotte. Il s'est servi de l'eau pour éteindre mes flammes et a utilisé mon bâton pour me guérir. Seulement Arachnée n'a pas été dupe. Utilisant sa soie, elle est descendue dans le gouffre pour s'en prendre à Éli. Elle était furieuse. L'incendie avait décimé de nombreuses araignées, sans compter les poches à œufs. Le fruit de ces derniers ébats avait fini en fumée. Deux armes contre six. Arachnée utilisait un cimeterre dans chaque main, deux aiguilles effilées fixées sur la dernière section de ses pattes avant et ses chélicères acérées aussi longue que mon avant-bras.
Quand j'ai repris mes esprits, Basile avait soigné Éli juste assez pour stopper les hémorragies. La reine arachnéenne avait profondément mutilé mon amour. Entre les estafilades qui lui avaient presque couté un bras et le poison qu'elle lui avait projeté sur les plaies béantes, Éli avait pris cher.
- Comment as-tu fait pour la vaincre ?
- Il a utilisé une vieille ruse, répond Basile qui a l'air de ne pas en revenir.
Prisonnier des pédipalpes d'Arachnée, elle a voulu embrasser sa proie en signe de supériorité. La légende raconte que le baiser d'Arachnée est une drogue. Elle serait si puissante que la "victime" ne sentirait même pas qu'elle se fait dévorée. Il a du lutter pour se concentrer sur son objectif. Elle lui envoyé des images mentales de moi. Mais pas du même genre de celles qu'elle m'avait fait voir, non. Là, le piège, c'est que j'étais très entreprenante dans ma démonstration affective. Rien que d'y penser, j'en rougie. Il fit donc mine de se prendre au jeu. Enlaçant la reine, il a suivi mon exemple en se transformant en torche humaine. La différence tenait à ce que le feu ne le brûlait pas. Seule la reine, prisonnière de l'étreinte d'Éli se consuma jusqu'à ce que mort s'en suive. Une mort particulièrement douloureuse pour elle mais aussi pour Éli. Arachnée avait perforé son abdomen et déversé un flot de poison.
Quand ils se lâchèrent, elle se recroquevilla sur elle-même dans un grésillement macabre. Lui se mit à être secoué par des soubresauts convulsifs. Il vomit du sang noir tout en s'effondrant. C'est à ce moment que Basile parvint au fond de la grotte. Éli avait les yeux révulsés synonyme de son proche trépas. Bien loin de maîtriser les éléments comme son mentor, il tenta de parer au plus pressé. Il stoppa le processus de liquéfaction des organes internes. Il arrêta les hémorragies et parvint à faire sortir le poison du corps. Néanmoins, il avait donné beaucoup de lui dans les combats contre les araignées. Éli lui souffla de finir ma guérison puis sombra dans l'inconscience. Quand j'ai ouvert les yeux, Basile tomba à genou serrant le bâton à deux mains. Après quelques minutes pour émerger, rassembler mes esprits encore confus, pollués par les images saisissantes qu'Arachnée avait semé au plus profond de moi, je me suis levée. J'ai mis un moment à me rendre compte que j'avais récupéré le sens du toucher. Sur le coup, je n'ai pas cherché à savoir, j'avais trop à faire. A peine remise, il me fallait déjà puiser dans mon énergie pour soigner les blessés. C'est alors que je me suis souvenue des potions. Éli en garde toujours sur lui. Si je parvins facilement à convaincre Basile d'en boire une, pour Éli, ce fût une autre affaire. Pour un peu, je le noyais avec ce qui était censé le soigner. J'en ouvris une autre pour la verser directement sur les plaies les plus dangereuses. Les os du bras gauche d'Éli se ressoudèrent dans un bruit horrible. Sans reprendre conscience, il lâcha des râles de douleur à plusieurs reprises. Me tournant vers Basile qui allait mieux quoique encore pâle, je lui demandais :
- Sais-tu comment sortir d'ici ?
Il me fit signe que non tout en m'indiquant deux orifices dans le fond du gouffre. Si son mouvement de tête me donnait la direction, l'absence de le vue ne me renseignait pas.
- Va vérifier si celui de droite est praticable, je sens les embruns d'ici.
A peine a-t-il disparu dans le boyau que Stauros m'apparaît.
- Vous ! Vous êtes gonflé de revenir. Vous vous rendez compte de ce que nous subissons ?
- Je n'ai pas beaucoup de temps, excusez-moi. Je vous avais prévenu que le chemin serait semé d'embûches.
- D'embûches ? Éli est moi avons frôlé la mort ! S'il n'y avait pas eu Basile pour nous aider, l'histoire se terminait là.
- Qui est Basile ?
C'est à cette question que je remarque l'étrange apparition. Stauros n'était pas net. Son corps semblait évanescent, diffus. D'habitude il ne donne pas cette impression, comme fantomatique.
- Basile est l'homme qui était porteur du Basilic. Vous devez le savoir !
Stauros fronça les sourcils. Il ne comprenait pas ce que je lui disais. Ce qui m'a amené à continuer avec les questions :
- Vous semblez contrarié. Vous ne le connaissez pas ? Pourtant vous agissez pour les comptes des anciens de mon village non ?
- Bien au contraire. Je ne peux vous en dire davantage. C'est à vous de faire la part des choses. Je suis venu pour respecter notre marché : votre prochain sens, l'ouïe, se trouve sous le mont Parnasse.
Joignant le geste à la parole, Stauros s'est penché pour toucher Éli. Comme je tenais la main d'Éli, j'ai reçu la même déferlante que lui. Un flot d'image multicolore dont je ne comprenais rien.
Quand je suis revenue à moi, Basile me se ouais pour le réveiller et Stauros avait disparu. Basile souriait en me complimentant :
- C'est vraiment efficace ton soin ! Regarde Éli, il n'a même pas une cicatrice.
Stauros avait non seulement rendu une part des souvenirs d'Éli, mais il avait également soigné son corps. Comment avait-il fait ? Mystère. Je me suis bien gardée de lui faire part de la réaction d'étonnement de Stauros. Il me faut en parler avec Éli, mais plus tard.
- Il faut sortir d'ici. Je ne tiens pas à tomber sur quelques survivantes.

Basile acquiesce. Il suggère de faire une civière pour pouvoir sortir Éli. Le boyau monte doucement jusqu'à la surface. Après une ascension harassante, nous avons décidé de bivouaquer non loin de la caverne. Basile prit le premier tour de garde en espérant qu'Éli revienne à lui avec suffisamment de vigueur pour assumer le second. Comme à mon habitude, je me love contre Éli. Mais cette fois, je ressens sa chaleur, sa respiration et même les battements de son cœur. En temps normal, je serais comblée. Seulement, je m'endors avec la peur au ventre.

dimanche 13 avril 2014

Partie 3 - Chapitre 11 - Michel Stauros

Partie 3 - Chapitre 11 - Michel Stauros.
Je n'aurais pas dû accepter. Je ne me sens pas à l'aise. Faut dire que ça fait tellement longtemps que je ne me suis pas retrouver au restaurant avec une femme. Je veux dire, dans un autre cadre que celui professionnel. Encore que, je me demande bien de quoi nous parlerons. Je n'ai qu'à partir puis je lui laisse un message. Au moment où je me décide enfin, elle entre dans la salle.
C'est la première fois que je la regarde autrement que comme la femme d'un patient. On dirait qu'elle s'est préparée pour ce déjeuner. Ses cheveux sont rassemblés en queue de cheval. Elle porte un jeans près du corps qui galbe ses longues jambes. Un chemisier couleur violine boutonné juste ce qu'il faut pour ne pas être provoquant ni austère. Elle est maquillée. Pas le pot de peinture qui veut qu'on la remarque, non, c'est subtil, chaque touche souligne ce qu'il faut. Je ne l'ai jamais vu aussi femme qu'aujourd'hui. Pour un peu je pourrais presque lui voir des ailes dans le dos. Je reviens à la réalité quand elle me dit :
- Fermez la bouche Michel, on dirait que vous ne m'avez jamais vu.
Je réponds un peu gêné que c'est un peu le cas. Du coup elle sourit alors que ses joues s’empourprent légèrement. Je me mets à balbutier des remerciements pour l'invitation. Décidément, j'ai vraiment du mal. C'est vrai quoi, d'habitude, je pose des questions ou j'explique des cas cliniques. Rien qui ne ressemble à la conversation à tenir avec une femme. Oui, d'accord, vous allez me dire que ça explique mon célibat. Peut être. Elle prend soudain les devants et met les pieds dans le plat.
- Michel, j'avais besoin de me confier à quelqu'un que je pourrais considérer comme un ami.
Ce terme me fait l'effet d'une lame de guillotine. Pourquoi me suis-je mis à m'imaginer que les choses pourraient évoluer différemment ? Je n'en sais rien. Je pense que n'importe quel homme, célibataire, aurait envisagé cette option. Je dois afficher une légère déception, car elle juge bon de préciser qu'elle ne sera jamais la femme d'un autre homme, tant qu'Éli a une chance de s'en sortir. Au moins les choses sont claires. Qu'est-ce qui l'a dynamisé de la sorte ? On est loin de la femme en larme, les yeux bouffis par la fatigue et la tristesse. Elle est sûre d'elle, en tout cas, c'est l'impression qu'elle donne.
Soudain, elle rentre dans le vif du sujet. Elle évoque l'agression de son patron, l'infiltration dans mon labo et la participation d'Hector à l'expérience. Elle émet l'hypothèse que tout pourrait être lié. Je l'écoute me parler d'un hypothétique personnage manipulant les événements pour qu'Éli ne revienne pas. En temps normal, j'aurais mis cette tendance paranoïaque sur le compte du stress. Seulement, il est effectivement troublant qu'un grand nombre de "bizarreries" se produisent dans son environnement. Je retiens notamment le point concernant les caméras. Entre celle de mon labo et celles dans la rue du restaurant, quelqu'un cherche à ne pas laisser de traces.
C'est bien beau tout ça, mais je reste un scientifique. Je m'appuie sur des faits, non sur des présomptions. La vraie question est comment faire la part entre le vrai et le faux. Même si je suis flatté qu'elle voit en moi un ami, un confident, ne m'a telle pas choisie sciemment ? Surtout depuis qu'elle sait pour mon labo.
- Il faut que nous gardions la tête froide Alicia. Ce que nous avons ne pourrait pas convaincre quiconque.
- Je ne suis pas de votre avis. Ce flic, l'inspecteur Égala, il pourrait nous aider.
- Je n'ai pas vraiment envie de voir un flic fourrer son nez dans mon labo.
- Pourtant, vous n'avez rien à cacher.
Ce n'est pas ça le problème. Je n'aime pas qu'on regarde par dessus mon épaule. J'ai déjà à supporter de devoir faire régulièrement un rapport de mes travaux. Si en plus, il faut que je m’abaisse à rendre des comptes à un fonctionnaire.
- Même si cela veut dire trouver qui pollue votre expérience ?
Raaaah, elle a raison. Ça me gave depuis que je m'en suis aperçue. Ça ne s'est pas reproduit depuis, mais je ne sais pas quel impact il y a eut sur Éli. Je compte un peu sur Hector pour m'expliquer comment son fils vit la situation. Seulement, j'ai l'impression de jouer à la roulette russe. Un barillet six coups, une seule balle, une chance sur six de s'exploser la tête. Je n'ai pas pu refuser ses doléances. C'est qu'il est vachement au courant des progrès de la science pour un vieil archéologue qui perd la boule. Je lui ai donné quarante huit heures. Après, je le réveille. Je ne sais pas ce qui reste le plus aléatoire. Pouvoir compter sur une cohérence de ses propos lors de son réveil, ou tabler sur la réussite de l'entreprise.
- Vous pourriez m'y envoyer ?
Ben tiens. Je l'attendais cette question. Elle est légitime de sa part vu que maintenant elle sait qu'il est possible de "connecter" deux personnes en rêve.
- Ça ne serait pas prudent.
- Pourquoi ? Parce que je suis plus jeune qu'Hector ?
- Non, ça n'a rien à voir avec l'âge. Je vous ai créé dans son rêve. Si je vous y envoi, vous serez en double. Il est fort possible que son esprit rejette cette possibilité.
- Qu'est-ce que cela provoquerait ?
- Difficile à dire. Mais il y a un gros risque qu'il se ferme complètement et s'enfonce dans un coma encore plus profond.
Elle a un petit rire grinçant. C'est vrai qu'après dix ans de mutisme, c'est compréhensible. Je lui explique que si nous perdons son esprit, il est fort probable qu'il meurt faute de se battre.
- A l'heure actuelle, il se bat pour sauver une fée qui vous ressemble. Ça lui donne l'énergie nécessaire pour rester parmi nous.
Cette fois, elle lève les yeux au ciel. Le serveur venu prendre notre commande interrompt momentanément la discussion. Elle prend du saumon aux épinards et pomme dauphine, tandis que je choisis plutôt un pavé de bœuf saignant avec sa garniture. A peine a-t-il tourner les talons qu'elle revient à la charge.
- Je ne serais pas réellement en double. Dans votre histoire, la fée ressemble à ce que j'étais à 19 ans. Il me suffirait de me couper les cheveux et de faire une couleur, les 26 ans d'écart feraient le reste.
Je reste songeur. Il serait assez simple de la faire passer pour un membre de la famille d'Alcinoa. Ça expliquerait la ressemblance. Mais il reste un problème de taille :
- Vous arriveriez à supporter de voir votre mari dans les bras d'un de vos clones plus jeune ?
J'ai marqué un point indéniable. Je la voie réfléchir pendant que le serveur dispose les assiettes. Le fumé met en appétit. Je me rends compte que j'ai faim depuis un bon moment.
- Comment rencontre-t-on votre inspecteur ?
- J'ai sa carte, il me suffit de l'appeler. Êtes-vous certain de vouloir le faire ?
- Le fond du problème est que je n'en ai pas encore parlé au directeur de l'hôpital. Je ne suis pas certain qu'il appréciera. Mais je ne peux rien faire sans son accord préalable. Et comme il n'y a pas eu vol, il ne verra pas l'utilité de la police.
- La seule intrusion ne peut pas justifier une petite enquête ?
- Vous connaissez le paradoxe de la police, non ? Au plus vous avez d'agents de police, au moins vous vous sentez tranquille. C'est idiot, mais c'est une réalité. Et il en suffit d'un pour que vous ne soyez plus naturel. Ce qui n'est pas naturel semble suspect. La suspicion engendre la crainte qui amène à l'erreur. Cette dernière provoque la sanction.
- Vous êtes un vrai "bout en train" Michel.
- Je suis réaliste, mais je suis d'accord avec vous sur un point. Si votre inspecteur est aussi efficace que vous le pensez, il aura peut être une idée qui nous aidera.
Je remarque à l'instant qu'elle a déjà fini son assiette. C'est plutôt rare chez une femme de manger vite. Sauf que c'est moi qui parle, donc il est logique que je sois en retard. Nous fixons rendez-vous à l'inspecteur à 14 heures, ce qui nous laisse le temps de prendre le dessert et le café. Comme nous nous retrouvons à mon bureau, je demande à mon directeur de venir me rejoindre à la même heure. Il est intrigué par le mystère que je laisse planer mais accepte. Comme nous nous attendons à répondre aux questions de l'inspecteur, nous nous questionnons à tour de rôle.
- Pourquoi penser que quelqu'un en veuille à votre mari ?
- Pour plusieurs raisons. Premièrement, quelqu'un est entré dans votre labo pour interférer dans votre expérience. Deuxièmement, Éli a toujours été un sportif. Il n'a jamais souffert de problème cardiaque. Or, il a fait deux arrêts en quelques jours. Comment ne pas en venir à cette conclusion ?
- Oui, bon, c'est juste, mais en même temps, ça ne prouve rien. Le taux de stress consécutif à l'expérience peut expliquer un pic de tension provoquant un arrêt cardiaque.
- Ok, Sherlock, pourquoi pensez-vous qu'on en veuille à mon mari ?
- En réalité, le fait que ce soit votre mari n'est que pure coïncidence. J'aurais choisi un autre patient que ça serait pareil. Les deux mamelles du crime sont le sexe et l'argent. Je ne pense pas que le sexe soit en cause, il ne reste donc qu'une question d'argent.
- Admettons, mais à qui profite l'échec de votre expérience ? Et que vient faire l'agression de mon patron dans l'histoire ?
- Sauf votre respect, vous êtes l'arbre qui cache la forêt. Vous êtes celle qui attire les soupçons, qui détourne l'attention.

Nous avons continué ce petit jeu jusqu'à nous retrouver dans mon bureau. L'inspecteur et le directeur nous attendaient déjà. J'ai été surpris de décoder un regard entendu entre eux. C'est alors que j'ai compris que je pouvais faire un bon suspect également. Après tout, on peut très bien imaginer que, conquis par la femme de mon patient, je sois prêt à saborder mon expérience pour l'avoir…

dimanche 6 avril 2014

Partie 3 - Chapitre 10 - Eli

Partie 3 - Chapitre 10 - Éli
L'eau me fait du bien. Je me suis toujours senti à l'aise dans l'eau. Découvrir les fonds marins en apnée est un réel plaisir. Je n'ai pas le temps de me prélasser. Je suis en quête des sens d'Alcinoa. J'avais besoin de me laver de toute cette poussière mélangée. Entre celle soulevée par l'éboulement que j'ai provoqué et celle laissée par les monstres, il me fallait me décrasser.
D'après Basile, Mégare n'est plus qu'à une demi-journée de marche. Nous avons besoin de repos. Nous allons dormir un peu à l'abri de la falaise et repartirons dès l'aube. C'est l'avantage d'être trois, je peux me reposer. Même si je dors d'un œil, le simple fait de m'allonger et de somnoler me requinque.
Je m'allonge en calant ma tête sur mon sac. Alcinoa se love contre moi. En la voyant prendre place, on douterait de son handicap. Mais à force de faire le même mouvement chaque soir, elle en a pris l'habitude. Le bâton dont elle se sert à la particularité de soigner les blessures, mais aussi de dynamiser. Si l'apport d'énergie n'est pas utilisé de suite, il s'évapore afin de permettre au corps de se reposer. La différence est telle qu'il n'y a pas besoin se faire bercer. On ferme les yeux et c'est parti. Quand je ferme les miens, je me retrouve dans mes souvenirs.
Je suis sur le ring, le combat que je livre contre mon sempiternel adversaire est plus rude que d'habitude. On pourrait croire qu'à force de se faire exploser, il apprendrait en tenant compte de ses échecs. Mais ce n'est pas le cas. C'est moi qui ne donne pas le maximum. Pourquoi ? Un solide crochet à la mâchoire me fait tourner sur moi même. Je me retiens dans les cordes pour ne pas tomber. C'est à ce moment que je la voie. Alcinoa, elle est à la fois effrayée et heureuse. Je comprends pourquoi quand, à la fin du premier round, elle s'approche et me souffle :
- Tu as tenu parole alors maintenant, gagne.
Le reste du combat fût épique. Arthur avait dû faire de gros progrès pour me tenir tête jusqu'au gong final. A moins que le premier round m'ait plus affecté que prévu.
Il y a tout de même quelque chose qui me chiffonne. Je reconnais bien le ring de Saint Joseph, mais je suis plus âgé. Les années collège sont derrière moi et je ne suis pas encore marié. Donc, ce souvenir se situe entre mes 15 - 20 ans. Ce n'est pas normal. Ça me prend tellement la tête que je me réveille. J'ai du mal à émerger. Mes yeux cherchent encore à faire le tri dans le paradoxe pictural. Le feu de camp fume encore du fait de quelques braises erratiques. Basile est adossé à la falaise, la tête penché vers le sol, il dort. Le ressac des vagues a un effet soporifique. Alcinoa s'est tourné de sorte qu'elle n'est plus sur moi. J'en profite pour me lever. Je m'étire, mon épaule craque. Basile ronchonne mais ne se réveille pas. Tu parles d'un garde. Je devrais le balancer dans l'eau, ça lui remettrait les idées en place.
Pourquoi mon rêve mélange t-il mes souvenirs ? Je n'ai rencontré Al... Non, ce n'est pas possible. Qu'est-ce-que c'est que ce malaise ? Alicia... Pas Alcinoa. Je me retourne. Je la regarde dormir paisiblement dans cette position dite du fœtus. Sa respiration est calme. Parfois, elle geint, elle rêve. Elle est bien réelle, mais elle est différente de celle de mon rêve. Ici, c'est une fée, là-bas, une femme. Même visage angélique, même physique élancé, même courbes généreuses. Se pourrait il que je me mélange les crayons ? Que je commence à mettre des personnes à des époques différentes, ou dans des contextes différents. Après tout, n'avez-vous jamais rêvé d'une personne que vous connaissez évoluant dans une autre situation ? C'est le propre du rêve, raconter des histoires improbables dans lesquelles on a souvent des pouvoirs. Seulement là, c'est différent. Cette fille, Alicia, elle n'a jamais été à Saint Joseph. Et ce combat, il a bien eu lieu, mais pas de cette façon. On dirait qu'un de mes souvenirs émerge sans que Stauros ne me le restitue. À quoi est-ce dû ?
L'Aurore découvre à mes yeux le paysage alentour. La mer reste noire d'encre tandis que les falaises semblent soulignées d'un trait lumineux. On bouge plus loin. Des mouvements désorganisés qui se rapprochent. Je suppose que mon exploit d'hier n'a pas suffit à enterrer la hache de guerre... Sans mauvais jeu de mot. Je réveille Basile qui se justifie immédiatement. Je lui mets la main sur la bouche :
- Ferme là. On n’est pas seul. Prends tes armes, ne la réveille pas et reste là.
Je n'écoute pas ses arguments. Il est toujours en train de se plaindre dès qu'il faut faire quelque chose d'un peu risqué. Je m'enfonce dans l'eau, c'est le meilleur endroit pour se planquer et surprendre les agresseurs. Alors que j'attends de voir à quoi nous aurons à faire, mon esprit me projette à nouveau l'image de cette femme. Son visage est tout proche du mien, elle me sourit tout en pinçant ses lèvres inférieures avec ses dents. "Je t'aime" me souffle telle avant de se dissoudre sous une vague. Je frotte l'eau qui me dégouline dans les yeux pour voir Basile en train de livrer un combat contre des ichtians. Ils sont trois combattants, pas de chaman aux alentours, ni de renfort. Comme je deviens de plus en plus habile dans le lancer de gladius, je fais tomber en poussière deux des assaillants. Basile parvient à occire le dernier d'un coup de mon bouclier suivi d'un fendu à l'abdomen. Encore une passe qu'il m'a vu faire. Je n'y tiens plus.
- Tu voulais que je t'entraine, alors maintenant que tu es chaud, voyons ce que tu vaux. Garde le bouclier, j'attaque à deux armes.
- On va réveiller Alcinoa.
- Tu oublies qu'elle est sourde. On s'arrête au premier sang.
Ma première attaque s'écrase sur le bouclier avec force. Il ne peut pas riposter, seulement reculer pour garder l'équilibre. J'enchaîne les attaques, tantôt rapides mais doubles, tantôt seule et plus appuyée. Il reste protégé par son bouclier. Je suis surpris de le voir parvenir à le placer exactement comme il faut pour parader.
- On ne gagne pas un combat qu'en se défendant. Il faut que tu attaques.
- J'attends que tu fatigues.
J'éclate de rire. Comme-ci le fait de se défendre ne lui coutait aucune énergie. Pourtant cinq minutes plus tard, je ne l'ai toujours pas touché et il semble toujours aussi vaillant. Je vais utiliser une vieille ruse. Je continue à le rouer de coups, son bouclier résonne à chaque impact. Je fais mine d'être essoufflé. Ça marche car il passe à l'attaque. Nos armes s'entrechoquent pour la première fois. Je joue la carte de la difficulté à repousser son enchainement. Il prend de l'assurance, commence à se servir du bouclier comme d'une arme. Il frappe de toutes ses forces mais manque son coup. L’égide me passe qu'à quelques millimètres de la figure. Là, à ce moment, il comprend son erreur, trop tard. Ma lame lui ouvre un sillon dans la cuisse. En voyant la fine ligne se gorger de sang, il lâche arme et bouclier pour geindre en comprimant la plaie. Je réveille doucement Alcinoa et lui explique la situation. Elle ne dit pas un mot. Seul son visage émet un rictus de mécontentement. En deux secondes, l'estafilade n'est plus qu'un souvenir. Hormis la tâche de sang, rien ne laisse à penser qu'il a été blessé.
Après avoir avalé quelques fruits, nous nous mettons en route avec comme destination Mégare. En chemin, nous rencontrons notre lot d'adversaires. Basile ne m'a toujours pas expliqué comment il arrive à reproduire mes gestes. Quand je lui ai demandé, il m'a mis en boite en prétextant une technique kinestesiste. Toujours est-il qu'il devient plus efficace quand nous devons combattre. Il m'irrite toujours autant, mais je dois reconnaître qu'il est plus sympa de faire front à deux. Je finis par le ranger à l'avis plein de sagesse d'Alcinoa : on le tient à l'œil, mais on lui accorde le bénéfice du doute. C'est à ce moment qu'une idée me traverse la tête. Le mimétisme est une capacité reptilienne. Comment est-ce que j'ai fait pour ne pas m'en rappeler avant ? Ce n'est pas le moment de faire un scandale, nous entrons dans Mégare. La garde de la ville nous dévisage sans un sourire. Pas de bienvenue pour les inconnus. Je demande à Basile d'aller vendre ce que nous avons ramassé d'armes et d'armures et de revenir avec des vivres. J'attends qu'il soit disparu dans la populace pour faire part de mes soupçons à Alcinoa. Contre toute attente, elle m'écoute sans me reprocher mon animosité envers Basile. Ça me surprend. Elle s'en rend compte et m'explique :
- La nuit passée, j'ai fait un rêve étrange.
Elle m'explique qu'un vieil homme à l'air complètement fou lui est "tombé" dessus. Alors qu'elle marchait sur la plage, il a surgit de l'eau marchant en titubant, harassé d'avoir dû nager longtemps. Dans son rêve, elle n'avait pas besoin de bâton pour guérir, juste en appliquant ses mains. Alors que l'homme reprenait son souffle, une autre créature est sortit de l'eau pour s'envoler dans le ciel. L'homme a blêmit. Il a juste répété deux fois la phrase suivante :
- Prend garde à celui qui t'accompagne.
Je n'ai pas pu en savoir plus car il a sauté sur ses pieds et, après avoir escaladé le pan le plus bas de la falaise, il a disparu dans la forêt.
Rêve des plus étranges, d'autant que l'inconnu ne lui rappelle personne. Chez les fées, les rêves sont importants. C'est le moyen de l'esprit pour nous communiquer ce que nous ne voulons pas entendre quand nous sommes éveillés.
- Si nous partions maintenant. On le laisse ici.
- Si Basile est vraiment le monstre que tu crois, il va mettre cette ville dans le même état que Mycènes.
Elle marque un point. Sans compter qu'il connait notre destination. Alcinoa suggère de faire semblant de rien. Si nous ne changeons pas notre attitude, il ne se doutera pas que nous l'avons percé à jour. Ainsi, je continue à être désagréable et soupçonneux et Alcinoa garde son rôle temporisateur.
À peine est-il de retour que je me mets à lui râler dessus. Je prétexte qu'il aurait pu attendre d'être avec nous pour commencer à manger. Le simple fait de l'avoir vu avec une pomme m'a donné cette idée. Le sourire qu'il affichait à quelques mètres de nous s'est envolé immédiatement. Alcinoa rentre dans son rôle en me répondant que ce n'est pas grave.
Nous abordons la suite de notre voyage. Le troisième sens d'Alcinoa est censé être à l'extérieur de Mégare. En discutant avec les badauds, nous apprenons qu'il existe des ruines. Pour les rejoindre, il faut emprunter la route des collines et traverser le pont. C'est à deux petites heures de marche sans se presser. Un pécheur nous apprend qu'un bateau a fait naufrage sur la côte qui suit le pont. Que personne n'a survécu. Qu'il a eut beaucoup de chance de pouvoir revenir car cette partie est infesté d'ichtians qui chassent tant sur terre que dans l'eau. Ce bateau transportait de fabuleux trésors dont les coffres jonchent la plage. A cette mention, les yeux de Basile s'illuminent. Je hausse les épaules en maugréant que notre but n'est pas de nous enrichir. Sa répartie me laisse sans voix :
- T'inquiète, on va joindre l'utile à l'agréable, c'est sur notre route.
- Comment peux-tu connaitre notre route Basile ? Stauros nous renseigne de la suite de notre périple à chaque victoire.
Alcinoa parvient à jouer son rôle à la perfection. Aucune intonation d'irritation dans son timbre. La sincérité de sa question ne fait aucun doute. C'est alors que je comprends l'avantage que nous avons à continuer notre mystification à l'égard de Basile. Il n'y voit que du feu. Ou alors, il est encore plus dangereux que je ne l'imagine.
- C'est simple, tous les gardiens d'un de tes sens la connaissent.
- Désolé, c'est parti tout seul.
Je ne suis pas sincère, je sais. J'ai pris trop de plaisir à lui décocher ce direct. Comme je l'ai pris par surprise, il en est tombé sur les fesses. Mes yeux flamboient de colère. Je m'insurge contre son silence. Il possédait une information cruciale depuis le début et il la sort naturellement, sans le moindre complexe.
- Je n'ai pas jugé utile de le dire car ça semblait implicite.
J'ai la main sur la garde de mon épée quand je lui réponds qu'il y a autre chose d'implicite. Alcinoa devient un as de l'improvisation. Elle met sa main sur la mienne et me souffle :
- Ce n'est pas ce que nous avions convenu. Dans le fond, n'est-ce-pas nous qui n'avons pas été suffisamment curieux ?
- J'en ai assez de cette mascarade. Je vais lui prendre la tête et nous verrons bien si elle repousse.
- Oh, je vois. Tu en es encore à croire que j'ai le basilic en moi. Tant que tu buteras là-dessus, tu passeras à côté du principal.
- Ah oui, et tu peux être plus précis.
Il répond dans un soupir que si des gardiens ont reçus un des sens d'Alcinoa, il y a forcément quelqu'un qui leur a donné. S’il y a une personne qui leur a donné, elle peut sans doute leur reprendre. Ça semble logique, mais ça ne nous apprend rien. Nous savons déjà que nous sommes dans ce monde suite à la transgression de l'interdit des anciens du clan d'Alcinoa. En franchissant le portail, nous avons perdu chacun quelque chose. Elle s'est vue privée de ses sens et moi de ma mémoire.
- Nianiania... Seulement tes souvenirs ne correspondent pas à ce monde, ni à celui dont tu es censé venir n'est-ce pas ?
Cette fois, c'est lui qui marque un point. Mais comment le sait-il ? Je ne me souviens pas lui en avoir parlé. Il continu son raisonnement en prétextant que quelqu'un, sans doute Stauros, tenterait de me faire croire que je viens d'un autre monde. La raison ? Peut être parce que je représente un danger. La belle affaire.
- Donc les souvenirs que l'on me rend sont faux ?
- Tout à fait. Ils servent à te brouiller l'esprit. C'est pour cela que certains détails te paraissent anormaux.
Je n'aime pas quand il marque des points. Il prend de l'assurance et moi, je deviens fébrile. Pourtant, je n'ai parlé à personne de mon dernier rêve. Celui dans lequel Alcinoa s'appelle Alicia. Comme il note que j'hésite, il surenchéri :
- Si tu ne veux pas que ton ennemis revienne, envoi le ailleurs. Fais lui croire qu'il vient d'ailleurs. Qui aurait le plus intérêt à ce que ne revienne pas au pays ?
- Les anciens de mon clan.
La voix d'Alcinoa était tombée tel un couperet. Il s'en suivit un court silence ou chacun reprenait sa respiration.
- Les anciens de ton clan ont-ils les moyens de manipuler la mémoire et les sens ?
Cette fois, elle reste sans voix, hochant simplement la tête pour marquer l'affirmatif.
- D'après toi, nous serions dans une espèce de rêve. Admettons, dans ce cas, quel est ton rôle ?
- Je suis ta conscience. Celle que l'on fait taire quand ce qu'elle dit ne nous plaît pas. On m'a donné les traits de ton pire cauchemar pour tu finisses par le détruire. Un sujet sans moral est plus facile à manipuler.
- Si tout n'est que rêve, je n'ai qu'à rendre les armes.
- Non ! La mort dans ce monde signifie la perte de ton esprit dans le monde d'où tu viens.
J'ai l'impression d'avoir un joug de plomb sur les épaules. Ainsi je serais un jouet, depuis le début. Ils m'ont fait croire que je pourrais vivre quelque chose avec Alcinoa. Mais leur objectif final restait ma mort. Quitte à la sacrifier puisque chez les fées, si ton amour meurt, tu le suis dans le cycle lunaire suivant. Suivant mon raisonnement, Basile surenchéri :
- Comme tu n'es pas mort face à leur trois principaux ennemis, ils ont imaginé ce plan pour que, soit tu meurs, soit elle meurt.
Tout ça se mélange mal dans la tête. C'est comme-ci je secouais un récipient contenant de l'eau et de l'huile. Même avec la plus grande énergie, ça n'est pas miscible. Je décide de nous remettre en route. Deux heures avant d'arriver au prochain sens, ça me laissera le temps de faire le point. Pour une fois, Basile se tait. Il retient sans doute son souffle tel un parieur qui attend la fin de la course. Il sait qu'il a fait mouche et qu'il est passé de suspect dangereux à irremplaçable allié. Car qui pourrait se passer de son témoin intérieur.
J'aimerais bien savoir ce qui se trame dans la tête d'Alcinoa. Parce que si la version de Basile est juste, elle vient d'apprendre qu'elle a été jugée comme un dommage collatéral.

En tout cas, ils sont super balèzes. Ils arrivent à créer un monde, celui dans lequel nous évoluons, et nous faire croire que l'on vient d'un autre. Le rôle de Stauros devait être de nous maintenir dans l'illusion. Seulement, comme je n'ai pas tué Basile, j'ai dû contrarier leur plan. Maintenant que je suis au courant, que vont-ils encore inventé ? Vont-ils oser renvoyer Stauros ? Je l’attends de pied ferme.