Chapitre 9 - Éli.
Notre
conversation d'hier me trotte encore dans la tête. Je n'ai pas dormi, trop
inquiet de ce qui pourrait surgir. De plus, tout à fait entre nous, l'idée que
le portail soit temporel n'a cessé de m'obséder. Cela semble incongru mais comment
expliquait autrement que je vois les paysages d'Arcadie comme passés par le
temps. Il me suffit de porter le regard sur le moindre élément pour le voir tel
qu'il est, mais aussi tel qu'il sera.
Alcinoa
n'a pas souhaité reprendre la conversation. Tant mieux. Elle semble perturbée
par cette idée. Notre périple est entrecoupé par des combats contre toutes
sortes de créatures. Satyres, sanglier, harpies et autres oiseaux putrides.
Quand nous arrivons sur un terrain plus escarpé, une autre race toute aussi belliqueuse
nous fait face : les ménades. Moitié femme, moitié félin. Elles sont
dotées de griffes acérées de sorte que même désarmées, elles restent
extrêmement dangereuses. Elles sont rapides et très agiles. Par contre, elles
ne résistent pas à mon solide coup de bouclier. Bien donné, je peux en sonner
trois d'un seul coup. Curieusement, elles restent cantonnées aux pieds de la
plupart des collines. C'est au détour d'un de leur campement que je suis
scotché par un paysage bien spécifique.
Heureusement
que j'avais fait le ménage avant de la voir, parce que sa vue me fige sur place
et déclenche en moi une foule de souvenirs. Les collines d'Arcadie se fondent
dans la plaine d'Argolide. Dans le fond, adossée à un mont au sommet arrondi,
Mycènes. Mes souvenirs me portent dans un champ de ruine alors que mes yeux me
montrent la cité, son palais et ses murailles cyclopéennes. Je dois être resté
statique un moment car Alcinoa me prend maladroitement la main. Sa voix douce
me tire de ma torpeur :
- Que
vois-tu mon amour ?
- Le
rêve de mon père... Enfin je crois...
Si la
première réponse était emprunte de certitude, la seconde est marquée par le
doute.
- De
quoi rêve-t-il ? Renchérie Alcinoa.
- Je
vois Mycènes telle qu'elle devait être il y a trois mille cinq ans. Je suis
maintenant certain que le portail affecte le temps. J'ai passé des années dans
les ruines de cette ville jusqu'à...
Je
laisse mourir ma phrase. Elle me rappelle trop de douloureux souvenirs. Alcinoa
doit se douter de ce que j'allais dire car elle ne me demande pas de finir ma
phrase. Elle se contente de m'interroger :
-
Comment est-elle ?
-
Magnifique, grandiose... Je ne sais pas quel mot pourrait te la décrire avec
justesse. A cette distance, je ne peux pas être plus précis. Seulement, j'ai
passé tellement de temps dans ses murs, que je pourrais te la vanter les yeux
fermés. Mon père en avait dessiné le palais sur ordinateur.
- C'est
quoi un ordinateur ?
La
question m'assomme. Pourquoi me demande telle cela ? Je ne suis pas sûr de
comprendre. Je me vois, petit, jouant sur celui de mon père. Je dirigeais un
personnage en forme de camembert jaune entamé. Il devait manger voracement des
pastilles et autres fruits sans se faire attraper par des fantômes. J'ai la
certitude d'avoir réellement vécu ça. Alors, comment ne peut-elle pas savoir ce
qu'est un ordinateur ? A cet instant, je trouve la réponse : c'est une créature
féerique.
- C'est
une machine inventée par l'homme pour stocker son savoir, apprendre mais aussi
se divertir.
- Ton
père est déjà venu ici ?
- Oui et
non. C'est compliqué. Si le portail est bien temporel, mon père et moi avons
séjourné ici dans ce qui sera un lointain avenir. Cette ville est en ruine. Mon
père a dessiné le palais en respectant les dimensions mesurées des ruines. Il a
ensuite imaginé la décoration intérieure.
- Et si
le portail n'est pas temporel ?
Je lui
explique qu'il n'y a pas d'autre explication. Pourquoi mes souvenirs me donnent
des images de désolation alors que je fais face à une citée des Atrées intacte.
Je sens bien qu'elle est dubitative. Mais je préfère lui dire que nous y serons
avant la tombée de la nuit. Alors que nous reprenons notre marche, elle me
demande :
- Si
dans tes souvenirs, la cité est en ruine, qu'est-ce qui la réduite à cet état ?
- Les
avis sont partagés. Certains pensent qu'il y aurait eu de puissants
tremblements de terre. D'autres, qu'elle aurait été détruite par des ennemis
venus du nord.
- Et ton
père, qu'en pensait-il ?
Mon
père... Son obstination lui a tellement coûté. Sa théorie ne s'appuyait que sur
des fables. Il était convaincu qu'un monstre mythologique avait décimé la
région avant de s'éteindre. Il basait ses allégations sur les statues
retrouvées un peu partout. Des gens figés dans une expression de terreur
moulaient dans la pierre. La communauté scientifique en a fait des gorges
chaudes. Les plus réservés préféraient la version de tremblements de terre et
d'éruption volcanique. Leur problème : l'absence de preuves dans les couches
sédimentaires. Cette risée de ses pairs, l'a plongé dans une rage et une
frustration telle, qu'il a tout lâché pour prouver sa version. Je fus parmi les
choses lâchées. C'est dingue que la simple vue de cette cité éveille en moi
tant de choses. Alcinoa me touche la main, elle attend toujours la réponse.
- Mon
père pensait que ce qui garde ton deuxième sens en est la cause.
Sans
attendre sa réaction, je me remets en marche. Elle m'emboîte le pas sans rien
dire.
A mesure
que nous avançons, je prends la mesure de cette cité.
On parle de ces murs
d'enceinte comme étant cyclopéens. Ce n'est pas étonnant vu la taille des
pierres qui le constituent. Bien qu'évoluant en terrain découvert et en plein
jour, aucune créature ne s'attaque à nous. La ville semble être en quarantaine.
A quelques centaines de mètres de la porte de la lionne, les statues commencent
à envahir le paysage. Ça lui donne une atmosphère sépulcrale. Alcinoa me lâche
la main. Je me retourne, intrigué. Son visage est marqué par une expression
d'horreur. Sa main lui couvre la bouche comme pour empêcher un cri de sortir.
Elle les voit. Comment est-ce possible ? Des larmes s'insinuent aux coins de
ses yeux puis roulent sur ses joues. C'est à mon tour de l’interroger :
-
Qu'est-ce que tu as ?
- Je les
vois... Ils sont tous m....
- Mort,
oui... Emprisonnés à jamais dans une prison de pierre.
- Ils ne
sont pas emprisonnés... Ils sont devenus pierre. La pierre est un composant de
l'élément terre, c'est pour cela que je les vois. C'est horrible.
J'avoue
que je suis perplexe. Dans le cas d'une éruption volcanique, on ne se
transforme pas en pierre. Pour un tremblement de terre non plus. Sans parler de
l'expression de chacune des statues. La frayeur, plutôt la terreur se lit sur
chaque visage. Certaines font exception. Ce sont des soldats en armure. Ils
brandissent armes et boucliers pour faire face au danger. En regardant la
direction de leurs regards, tous convergent vers le palais royal. Par mesure de
sécurité, je dégaine mon gladius et enfile mon bouclier. En temps normal,
Alcinoa n'a pas besoin de me toucher pour me suivre. Mais dans ce cas précis,
elle pose une main tremblante sur mon épaule.
Nous
franchissons l'imposante porte des lionnes.
Il n'y a aucun bruit hormis le vent
qui souffle les feuilles générant de petits tourbillons multicolores. Nous
avançons prudemment dans les rues convergeant vers le palais. Toutes les
maisons ont portes et fenêtres fracturées. Personne n'y habite plus. Soit la
population a fuit, soit elle a fini en statue. Nous en croisons de toute sorte,
figées dans leur course pour échapper vainement à la mort.
Intérieurement,
je suis vraiment inquiet. Et si mon père avait raison ! Si la cause de ce
désastre était le basilic. Alors je vais devoir affronter mon pire cauchemar.
Je peine à comprendre comment une seule créature ait pu faire tant de victimes.
Il y avait des soldats, de quoi protéger la cité. Par quel pouvoir a-t-elle pu
entrer, déjouer leur vigilance pour finir par les décimer ?
- J'ai
un mauvais pressentiment, souffle Alcinoa toujours cramponnée à mon épaule. Je
ne pensais pas qu'elle puisse avoir tant de force.
- Je le
partage mais on ne peut plus reculer.
- On
nous observe...
Attend...
Elle est censée avoir perdu ses sens, dont la vue. Et elle serait capable de
percevoir des regards qui m'échappent ?
-
Qu'est-ce qui te fais dire ça ?
- Les
statues, elles nous observent. J'ai l'impression qu'elles nous crient de fuir
tant qu'il en est temps.
Je
prends ma voix la plus douce pour lui répondre :
- Ces
gens sont morts. Ils ne peuvent plus rien crier. Mais elles ont le pouvoir
d'amplifier nos peurs. Elles symbolisent l'échec et nous n'avons pas le droit
d'y penser.
La
pression sur mon épaule s'atténue légèrement. Nous débouchons sur la place où
se dresse le palais. Curieusement, pas une statue n'y figure hormis celle d'un
monarque quelconque, mais elle a été mise en pièce. Il ne reste que le socle et
les jambes sectionnées au niveau du genou de manière inégale. Il devait y avoir
une plaque avec le nom du souverain représenté, seulement elle a été
complètement abîmée. Impossible de lire quoique ce soit.
Nous
grimpons les marches menant à la double porte sculptée. Elle est grande ouverte
comme pour nous inviter à entrer. Nous la franchissons pour pénétrer dans une
large pièce au sol de marbre.
Les murs sont couverts de mosaïques de toutes les
couleurs illustrant des scènes de la vie des anciens dirigeants. Principalement
des batailles remportées, desquelles on emporte de grandes richesses. Les
colonnes sont entièrement sculptées. Il y en a huit, quatre de chaque côté.
Trois portes percent les murs, une par point cardinal. Nous avons franchit une
double pour entrer, deux simples sont sur les côtés alors qu'une seconde double
porte nous fait face. Dans mes souvenirs, elle mène à la salle du trône. Prêt
au combat, nous avançons. La salle qui s'ouvre devant nous est similaire à
celle que nous venons de quitter. Il y a quelques différences : Chaque scène
décrite en mosaïque est délimitée par des tentures pourpres pleine de
poussière. Il n'y a que deux portes hormis celle franchie. Elles sont de chaque
côté du trône. Ce dernier se situe sur une estrade de marbre haute de quatre
marches. Derrière le trône, une autre mosaïque illustre la ville nimbée par le
soleil dont les rayons couvrent toute la région. C'est le témoignage de la
puissance qu'avait alors la dynastie en place.
Alors
que je suis subjugué par tant de faste, je ne remarque pas les dizaines de
créatures qui nous encerclent. Je sens la main d'Alcinoa glisser de mon épaule
et me lâcher. Quand je me retourne, il est trop tard. Elle est menacée par plusieurs
armes. Les eurymones me scrutent de leurs grands yeux dépourvus d'iris. Ils
attendent de vérifier que je comprenne que je n'ai aucune chance de leur faire
face sans qu'il n'arrive malheur à ma fée.
- Éli,
qu'est-ce qui se passe ? Me demande telle d'une voix inquiète.
- On
t'emmène sans que je ne puisse rien faire. Mais n'aie pas peur. Je viens
bientôt te chercher.
- Je
vous trouve bien chevaleresque mon ami.
Je me
retourne pour faire face à la personne qui vient de parler tandis qu'Alcinoa
est emmenée vers la sortie du palais.
Un homme
d'une quarantaine d'années, vêtu d'une armure grecque rutilante me fait face.
Il est entré par l'une des portes de côté. Son arme pend à sa ceinture. Il se
dirige vers le trône sur lequel il s'assoit. De part et d'autre prennent place
deux créatures semblables aux eurymones mais de taille beaucoup plus grande.
-
Abrégeons les banalités : Je m'appelle Basile, je suis le détenteur du deuxième
sens de ta chérie. Non, il ne lui arrivera rien tant que tu joueras ton rôle. Des
questions ?
- Et
quel est mon rôle ? - Je pose la question plus pour lui faire plaisir.
- Mourir
bien sûr... N'est-ce pas à ce point évident ?
Je crois
bien que je déteste ce mec. Son air suffisant, sa gestuelle, tout me sort par
les yeux. Pour être si sûr de lui, soit c'est un combattant émérite, soit c'est
un tricheur. Dans les deux cas, je suis mal.
- J'ai
encore une question...
- Comme
ci je ne le savais pas... Il éclate de rire, ce qui m'exaspère au plus haut
point.
-
Qu'adviendra-t-il d'Alcinoa ?
- Elle
deviendra ma reine. Une femme privée d'odorat ne risque pas de se changer en
pierre.
Là,
c'est moi qui éclate de rire, ce qui assombrit le faciès de mon hôte.
-
Puis-je savoir ce qu'il y a de risible dans ce que je viens de dire ?
- Oh,
trois fois rien. Ça me fait penser à un lézard de l'antiquité qui puait de la
gueule à tel point que les gens se changeaient en pierre.
- Et ?
- Tu n'a
rien d'un lézard mais tu dois refouler du goulot...
A ce
moment, ses traits se crispèrent. Il se leva d'un bon, retira sa cape et
dégaina son arme. Si je n'avais pas été rompu au combat, je me serais fait
transpercer le cœur par son fendant. Heureusement pour moi, tous les derniers
affrontements avaient aiguisé mes sens. Une simple rotation du bassin laisse la
lame à dix bons centimètres de mon cœur. Le plus étrange reste la suite.
J'aurais cru qu'avec une telle armure, ce guerrier devait être redoutable.
Pourtant, chaque coup qu'il me porte semble téléphoné. C'est comme-ci
j'anticipais chacun de ses mouvements. A tel point que je finis par prendre
vraiment confiance en moi. Je me permets des passes censées l'agacer, voir
l'humilier' et ça marche. Plus je le surclasse, plus il s'énerve et commet des
erreurs. Seulement ça n'est pas suffisant pour que je le désarme. Ça se complique
quand ces deux gardes du corps entrent dans la bataille. En trente seconde, je
me retrouve avec des estafilades sur les bras, les jambes et une sur le visage.
Faut dire que gladius face à javeline, l'allonge n'est pas la même. Et à trois
contre un, j'ai beau avoir un meilleur niveau, ce n'est pas évident. Comme pour
ajouter encore à la difficulté, je commence à avoir la vue qui se trouble. J’impute
ça à deux facteurs : Un, ma plaie au visage qui m'envoie sang et sueur dans les
yeux ; Deux, leurs armes doivent être enduites de je ne sais quelle
substance empoisonnée. Il devient urgent de prendre le dessus et de "poutrer"
tout ce petit monde. Je profite d'un coup de bouclier percutant qui envoie
Basile sur le cul pour asséner une passe transversale qui fait éclater l'une
des brutes en poussière noire. Le temps qu'il se remette sur pied, je m'occupe
de son dernier garde du corps plus prudent que le précédent. Le hasard de
l'affrontement m'amène juste à côté d'un Basile à peine remis sur ces pieds. Je
prends un risque car l'occasion est trop belle. Bing ! Nouveau coup de bouclier
qui le projette en arrière. Cette fois, le mur lui permet de ne pas s'écrouler.
Étant donné que la brute n'a pas saisi sa chance, je peux tourner mon attention
vers elle. Il se sert de sa javeline en la tenant à deux mains. Ça lui permet
de parer mes feintes et de me tenir à distance en allongeant au besoin.
Cherchant une ouverture nous tournons l'un autour de l'autre. Je suis surpris,
en me trouvant face à la porte menant dans l'entrée, de voir les rayons du
soleil s'allongeaient. Le soir est déjà là, il me faut en finir vite pour
trouver Alcinoa avant la nuit. Reportant mon attention sur mon adversaire, je
m'aperçois qu'il regarde au dessus de mon épaule... Quel imbécile ! Basile est
dans mon dos ! Le mouvement qui suit n'est pas dans les manuels d'escrime. Je
me jette en avant pour passer sous les jambes de la brute médusée. Une fois
dans son dos, je n'ai aucune peine à lui planter mon arme au milieu des
omoplates. Comme le nuage de poussière noire me cache la vue, je place mon
bouclier face à moi. Mais je n'étais pas prêt à voir ce qui me faisait face.
Basile, toujours adossé au mur, fumait. Pas dans le sens "je me grille une
blonde et on reprend", non, plutôt comme quand on sort d'une douche bien
chaude dans une pièce froide. Se rendant compte que je le regarde, il relève la
tête, sourit et souffle :
-
Maintenant on ne rigole plus...
A
l'instant même, ses pupilles passent de rondes à fentes reptiliennes. Alors
qu'il émet des gargouillis écœurant, je reste prostré devant le spectacle de sa
transformation. La dernière chose que font ses mains est finir de retirer son
armure. Ensuite, elles se recouvrent d'écailles irisées. Ses ongles deviennent
des griffes affûtées comme des rasoirs. Juste avant que la transformation ne
s'achève, il prononce un simple mot :
- Fuis !
Est-ce
le témoignage d'un semblant de conscience humaine ? Ou simplement le réflexe du
chasseur ? Toujours est-il que je fais fi de ce conseil qui semble des plus
avisé. Mon sang se glace quand il pousse un cri de rage ressemblant vaguement à
un rugissement de lion. Le fait est qu'il arbore une crinière mais ça s'arrête
là pour les points communs. Il tourne sa tête vers moi. Est-ce un sourire ? Je
suis scotché, il parle :
- J'ai
un faible pour les guerriers. Ils ont cette lueur d'espoir qui brille dans le
fond de leurs yeux. Ils restent jusqu'au bout convaincu qu'ils pourront
l'emporter. J'admire...
- Basile
?
- ...
Leur courage et leur opiniâtreté. Mais ça n'est pas tout ça, on va sortir car
j'essaie...
- Basile
? Tu m'entends ?
-...
T'as bientôt fini de m'interrompre ! C'est qui Basile ?
Comment
est-ce possible ? Ce monstre n'a pas conscience de son état. Où il ne veut pas
l'admettre. Je cherche dans son regard draconique une lueur pouvant me prouver
qu'il y a encore du guerrier en lui. Ça serait plus facile s'il se montrait
coopératif.
- Par
contre, ce qui m'agace chez les guerriers, c'est qu'ils ont souvent une
cervelle de piaf. T'as toujours pas compris.
- Non
j'avoue. Il y a quelques minutes, je me battais avec un guerrier qui portait
cette armure que tu voies près de toi.
- C'est
l'armure de Jour.
- De
Jour ?
- T'es
sourd en plus ? Oui Jour, moi je suis Nuit. Chacun s'occupe de ses affaires
sans se mêler de celles de l'autre.
- Donc
si tu ne te mêles pas de ses affaires, tu ne me feras rien. Je ne suis pas sûr
qu'il apprécie que tu interfères dans son défi.
- Tiens,
on dirait que tu as plus de jugeote que tes prédécesseurs. D'habitude, dès que
j'apparais, soit on tente de fuir, soit on passe à l'attaque. Pourquoi me
retiendrais-je d'intervenir ? Il est évident que tu surclasses Jour. Si je ne
fais rien, tu le tueras et par la force des choses moi avec lui. Si je prends
part à votre combat, il survivra, retrouvera celle avec qui tu voyageais, sera
heureux.
-
Qu'as-tu à y gagner ?
- Hormis
la vie ? Une nouvelle statue dans ma ville.
- Sauf
si je ne sors pas du palais...
- Ah, tu
as remarqué qu'il n'y a pas de statue dans le palais. Jour les préfère dehors.
Le palais est pour lui, la ville pour moi.
- Tu
dois t'ennuyer ferme, il n'y a pas un chat.
- C'est
pas faux, c'est pour cela que je ne vais pas me priver d'intervenir.
Le
raisonnement est logique, je ne vois pas très bien comment m'en sortir. A moins
que je ne le fasse parler. Il a l'air d'être le genre à aimer s'écouter. Même
si je n'arrive pas à tenir la nuit entière, le plus il m'en dira sur lui et sa
façon de statufier, au plus j'aurais de chance de trouver la faille.
- La
légende dit que tu pétrifies du regard, mais c'est faux.
- Il y a
une légende sur moi ? Que dit-elle d'autre ?
- Que tu
serais né parce qu'un coq aurait pondu un œuf, ce dernier ayant été couvé par
un serpent.
-
Balivernes, il y a des gens qui croient à ce genre de stupidités.
- Non
seulement ils y croient, mais ils font des fouilles pour tenter de trouver une
preuve de ton existence. Car, hormis dans les textes de certains scribes, tu ne
figures nulle part ailleurs. Pas de stèle, de monument au ton honneur, rien que
de vieilles histoires qu'on raconte aux enfants pour leur faire peur.
Sûr que
son égo est surdéveloppé. Vu le coup de queue que j'ai pris en plein ventre et
qui m'a propulsé dans le hall d'entrée. J'en ai le souffle coupé. Je rassemble
mes esprits mais aussi mes affaires. La violence du coup m'a fait les lâché. Je
n'ai pas le temps de récupérer mon bouclier que j'entends ses griffes racler la
pierre. Il se précipite, me chargeant comme un animal en furie. Imaginer une
bête, dont la tête semblable à celle d'un varan, a la taille de celle d'un hippopotame.
Son corps recouvert d'écaille ressemble vaguement à celui des dragons chinois
dépourvus d'aile. Comme il ne peut pas compter sur ses pâtes pour sauter, elles
sont trop courtes. Il donne une impulsion à l'aide de sa queue. En l'appuyant
contre un mur, il la déplie tel un ressort. Ça lui donne l'impression de voler,
sans doute. Mais pour moi, une telle charge est un véritable cauchemar. Sa
gueule grande ouverte, prête à m'avaler s'approche très vite, trop vite. J'ai
l'impression d'être un poisson face à un requin blanc. Je ne peux que plonger
sur le côté pour éviter d'être happé. Comme je n'ai pas mon bouclier, je peux
faire une roulade pour me remettre dans le même geste sur mes pieds. Il ne m'a
toujours pas dit comment il pétrifie, je décide de le titiller à nouveau :
- Tu ne
m'as toujours pas dit comment tu pétrifiés les gens. A moins que ça soit du
flan, comme le reste de ta légende.
Cette
fois, je m'attendais à la réaction caudale. Mais je n'ai pas été assez rapide
pour l'éviter. C'est la deuxième fois que je parcoure une dizaine de mètres
sans toucher le sol. Le problème avec ce moyen de transport, c'est la
réception. Il sait exactement ce qu'il fait, je suis dehors avec ma cuirasse
défoncée. Je suis contraint de la retirer car elle m'empêche de respirer
correctement. Lui prend son temps, tellement convaincu de sa supériorité.
Soudain, j’entends :
- Éli,
prend garde à ce qui sort de sa gueule.
Je reste
interdit, comment fait-elle pour me parler ? Je jette un œil alentours, elle
n'est pas là. Je jette un œil à mon adversaire qui ne semble pas avoir entendu.
Serait-elle télépathe ? La réponse ne tarde pas à m'arriver.
- Tu es
le seul à m'entendre car j'utilise les éléments pour communiquer. Le son porté
par l'air, la terre et l'eau n'est perçu que par l'oreille humaine. Lui n'en
est plus un.
J'aimerais
pouvoir lui répondre mais je ne maîtrise pas cette technique. Une fois de plus,
elle se porte à mon secours. J'ai parfois l'impression que c'est elle qui
veille sur moi et non l'inverse. Le basilic sort du palais en trottinant, fier
d'être parvenu à ses fins. Il ne s'en cache pas d'ailleurs :
- Bien,
maintenant que tu es dehors, voyons le genre de statue qui te conviendrait le
mieux.
- Parce
que tu crois sincèrement que je vais me laisser statufier aussi facilement ?
- Je
n'ai qu'à te donner un nouveau coup de queue pour t'enfoncer les côtes,
perforer tes poumons voir plus si affinités.
Ça y
est, il est à point. Convaincu de sa supériorité, ma cuirasse défoncée lui
donnant la certitude que je suis vulnérable. Il me suffit de lui répéter qu'il
ne me touchera plus pour générer le coup de queue foudroyant. Sa conviction se
mue en surprise quand il voit son appendice caudal me traverser. Je profite du
court instant pour lui asséner un solide coup de gladius. Le choc fait vibrer
mon bras de douloureuses pulsations. Mon arme n'arrive pas à l'entamer. Comment
vais-je pouvoir l'abattre si je ne peux pas le blesser ? Puis je comprends mon
erreur. C'est un reptile, comme le crocodile. Ces écailles, sur le dessus de
son corps, constituent une solide armure. Son ventre doit être vulnérable. Un
second coup de queue frappe l'air. Il enrage. Nous nous tournons autour jusqu'à
ce que je constate que je me retrouve dans une place dont toutes les statues
sont des guerriers en pleine combat.
-
J'espère que tu conserver as cette expression altière quand tu te changeras en
pierre.
Sa
phrase à peine terminée, il se met à vomir un nuage gazeux qui s'étend face à
moi. Je suis acculé. Hors de question de compter sur un vent quelconque pour
écarter la menace. Sauf que je peux le générer ce vent. Je fais tourner mon
bras droit afin de créer un cône, un tourbillon dans lequel les volutes du
nuage vont se prendre et être entraînées. Ça marche, le poison est aspiré par
ma dépression. En augmentant la vitesse, j'allonge la taille en réduisant le
diamètre. Je me retrouve avec un obus gazeux fusuline affûté comme une
javeline. Je me risque dans un mouvement vers l'arrière. L'arme au bout de ma
main suit mon geste me révélant un basilic qui charge la gueule grande ouverte.
Je ramène mon bras vers l'avant tel un fouet ce qui projette le cône de gaz
directement dans sa gueule. Certes, le gaz ne peut pas le transpercer, mais la
stupeur du basilic se lit sur son visage reptilien. Suffocant, il ne contrôle
plus son corps saisi de soubresauts spasmodiques. Sa queue flagellant ce qui
l'entoure, je reste momentanément sous forme d'air. Mon attention est attirée
par une meute d'eurymones sortant d'une des maisons bordant la place face au
palais. Voyant leur maître se figer doucement en pierre, ils fuient sans
demander leur reste. Maintenant, je sais ou se trouve Alcinoa. Jetant un
dernier regard à mon adversaire pétrifié, je coure avec toute l’énergie qu’il
me reste.