Partie
3 - Chapitre 9 - Alicia.
Comment
j'ai pu lui faire ça. Pour la première fois depuis que je travaille chez lui,
je suis en retard. Je me mords la lèvre inférieure de dépit. Il faut dire que
cette matinée a été haute en couleur. En fait, ce sont les dernières vingt-quatre
heures qui furent complètement folle.
Entre la
psychose de Michel qui est convaincu que quelqu'un intervient dans son expérience ;
Hector qui débarque, bourré de médicaments pour garder les idées claires et Ophélie
qui me snobe depuis que je l'ai fait voler sur les fesses, je sature d'émotions.
Il ne manquerait plus qu'un David un peu trop pressant et je craque. Heureusement,
je travaille, enfin je travaillais. Parce que la seule chose que mon patron ne
tolère pas, c'est le retard. Pour ne rien arranger, c'est jour de marché, ce
qui signifie moins de places pour se garer, voir carrément pas. Du coup, je
n'ai pas pris ma voiture. Vous allez me dire que je le fais exprès : ne pas prendre
un moyen de transport plus rapide alors qu'on est en retard, c'est aggraver son
cas. Mais non, car toute l'avance que l'on peut avoir en se déplaçant plus vite,
on la perd à chercher une place pour se garer.
Qu'est-ce
qui m'a mis dans cette fâcheuse position ? Déjà, j'ai dû passer la nuit chez
Hector. Il a insisté pour me faire dormir dans la chambre d'Éli. J'ai cédé
parce qu'il ne se rend pas compte de ce qu'il me demandait. Nous avons passé
les premières semaines de notre union dans cette chambre. Une foule de souvenirs
sont remontés.
Après
notre retour de l'hôpital, il a disparu dans ses appartements. Elsa, son aide à
domicile, a préparé le repas puis m'a appris que je mangerais seule. C'est une
femme extraordinaire. Elle n'interfère en rien dans l'existence d'Hector, mais
il ne pourrait pas survivre une semaine sans elle. Depuis son embauche,
condition sinéquanone à son maintien à domicile, elle sait qu'elle doit
officier dans la plus grande discrétion. Elle s'occupe du linge, de l'entretien
des locaux, des repas, des courses, bref de tout ce dont une maison a besoin. Il
n'est plus en mesure de s'en occuper. Et puis, il a toujours eu des assistants,
même quand il était sur le terrain avec Éli. Du coup, il a toujours été
dépendant. Quand il est en pleine possession de ses moyens, il le reconnaît
volontiers. Il en a usé des majordomes et autres bonnes à tout faire. Elsa est
celle qui résiste le mieux. J'espère pour lui qu'elle ne le lâchera pas. Sinon
il aura du mal à en trouver une aussi efficace.
Pour
l'instant on n’en est pas là. La deuxième raison pour laquelle je suis en
retard, c'est qu'il m'a fallu batailler pour l'admission d'Hector à l'hôpital. Tous
les papiers qu'il faut fournir pour entrer, c'est la folie. Trouver des papiers
chez soi, c'est facile quand on a un minimum d'organisation. Trouver les papiers
d'Hector, dans son bazar, une vraie partie de plaisir. Une fois l'admission
officialisé, je n'ai pas pu lui dire "au revoir". Il était plongé
dans un coma artificiel au côté de son fils. Et pour finir de me rassurer,
Michel qui reste évasif sur les chances de réussite de l'expérience :
"Tout est expérimental, Alicia. Comment voulez-vous que je me prononce
alors qu'il n'y a aucun précédent".
A ce moment
précis, j'ai regardé ma montre. J'ai du blêmir car Michel m'a demandé si tout
allait bien. Non seulement je ne lui ai pas répondu, mais je l'ai planté là. Il
me fallait passer chez moi, me changer et foncer au boulot.
Quand je
tourne dans la rue, je suis surprise de voir deux voitures de police et le
"SAMU" devant le restaurant. Je sens mon sang se figer. Mon esprit s'emballe,
tout comme mon pas. Un gardien de la paix m'empêche d'avancer plus. Mais un
inspecteur remarque mes vêtements portant le logo du restaurant, il le fait
signe de venir à lui.
- Que s'est-il
passé ? Est-ce que tout le monde va bien ? Ou est Pierre ?
Visiblement
agacé de ne pas être celui qui pose les questions, il me somme de me taire et
de répondre à ses questions, du genre : "quelles sont vos relations avec
M. Vouet ?" et "ou étiez-vous entre hier et aujourd'hui ?" Je ne
comprends toujours pas ce qui est arrivé quand j'entends derrière moi une voix familière :
- Il y a
eu un braquage peu avant l'ouverture. Ton patron est aux urgences, il a pris
deux balles. Des drogués en manque, vraisemblablement.
- Inspecteur
Égala !
Voilà quelques
années que je n'avais pas vu l'inspecteur qui avait été le premier sur les
lieux de notre accident. Depuis le temps, il avait perdu des cheveux et pris
quelques kilos. Néanmoins, je distingue dans son regard la même étincelle.
Cette curiosité qui fait qu'il possède un des meilleurs taux de réussite dans
ses enquêtes. Après l'accident, il avait pris régulièrement nos nouvelles. Même
s'il lui était quasiment impossible d'extérioriser ses sentiments, je savais
qu'il compatissait à ma douleur. Subitement, je n'ai plus eu de nouvelles de lui
jusqu'à ce que j'en comprenne la raison dans les journaux. Il avait démantelé
un réseau de drogue. Au moment d'appréhender la tête de la filière, il avait
glissé sur la poudre blanche répandu au sol. Le plus extraordinaire fut que
dans sa chute, il dévala les escaliers jusqu'à s'amortir sur celui qu'il
poursuivait. Ça reste, à ce jour, la plus incongrue des arrestations. Il en
était sorti avec la jambe cassée, les ligaments sectionnés, mais il avait
atteint son but. C'est sa coéquipière qui l'emmena à l'hôpital. Un mois après
l'opération, il avait encore la cuisse droite deux fois plus grosse que
l'autre. Ça lui a valu le surnom de "Strad".
Comme je
fronce les sourcils, il m'explique que cela fait référence au crabe violoniste,
Strad
étant le diminutif de Stradivarius. Je sourie mais il comprend que je m'inquiète
pour Pierre. Michaël Égala n'est pas un policier à l'ancienne avec un crayon et
un carnet. Non, il est "high tech". Il a un stylo, certes, mais il
reste dans la poche de sa chemise. Il fait son office car il enregistre notre
conversation. J'explique les dernières vingt quatre heures. Cette fois, c'est
lui qui fronce les sourcils sur les mots comme "résurgence" ou "rêve
partagé". Il y a une chose qui me tracasse. Je sais pertinemment qu'entre
les questions apparemment anodines, il analyse mes réponses. Mais si ce sont
des drogués qui ont braqué le restaurant, pourquoi me demande t-il mon alibi. N'y tenant plus, je lui lance au visage :
- Pourquoi
j'ai l'impression d'être considérée comme suspect ?
- C'est
la procédure, Alicia. Il y a un certain nombre de détails surprenants.
- Comme
?
- Je ne
peux rien vous dire durant le déroulement de l'enquête, je suis désolé.
- Pas
autant que moi. Dites-moi tout de même si le restaurant peut être ouvert...
- Quand l'équipe
d'investigation aura finit, nous enverrons une équipe de nettoyage. Après, je pense
que vous pourrez ouvrir de nouveau.
- En
terme de temps, ça donne quoi ?
- 48 à
72 heures, en règle générale.
- Et mon
patron, ou a t-il été emmené ?
Il me
répond de manière laconique qu'il ne me sera pas possible de le voir pour deux raisons.
La première est qu'il se trouve en soins intensifs suite à ses blessures. La
seconde, qu'il a tué un des agresseurs ce qui le place obligatoirement en garde
à vue pour homicide.
Je quitte
l'inspecteur sur son accord pour me diriger vers mon appartement. Je pensais
prendre un savon monumental du fait de mon retard, j'étais loin d'imaginer ça. Je
suis hagarde. Je n'arrive pas à aligner deux pensées cohérentes. J'ai
l'impression de porter la poisse. D'abord ma stérilité, ensuite l'accident
d'Éli. Maintenant, Hector qui veut rejoindre son fils en rêve et mon patron qui
se fait agresser. Il n'y en a qu'un qui s'en sort bien dans mon entourage. Ça
va faire quelques jours que je n'ai pas de ses nouvelles. Si ça se trouve, il s'est
fait assassiner, et il croupit dans son sang quelque part. Le simple fait
d'évoquer cette éventualité, j'en ai la chair de poule. Je devrais peut être
l'appeler. Mais si je le fais, je risque de devoir le supporter.
Je me résous
à attendre encore un moment, histoire de digérer tout les événements. "Chômage
technique» ! J'ai deux ou trois jours devant moi. Michaël m'a promis de
m'appeler dès qu'il aurait du nouveau. Tout en m'éloignant du restaurant, je
remarque que des policiers inspectent les caméras de certains établissements. Au
moment ou je franchis la porte de l'un d'eux, je perçois les mots : "là
aussi, chef, caméra hors service". Je m'arrête au coin de la rue, me
retourne et prend la mesure du problème. Il semble que toutes les caméras
environnantes soient hors d'usage. C'est en tout cas ce que la gestuel des
forces de l'ordre m'impose comme conclusion. En laissant traîner mon regard, je
finis par croiser celui de l'inspecteur. Pourquoi me dévisage t-il de la sorte
? Qu'est-ce que lui souffle son imagination ? Son insistance me donne l'impression
qu'il me croie coupable de quelque chose. Après tout, une femme dont le mari est
dans le coma depuis près de dix ans. Une femme qui a dû mal à joindre les deux
bouts. Une femme, d'habitude toujours à l'heure, qui se retrouve en retard le
jour du braquage du magasin. Ça fait de moi quelqu'un a surveillé.
Faut que
j'arrête de délirer. Il me regarde parce que ça fait longtemps que l'on ne s'est
pas vu. Que c'est un homme et moi une femme. Je ne peux pas continuer comme ça.
Je perds les pédales. Mais à qui en parler ? Vers qui me tourner ? Je n'ai
personne, en tout cas, personne vers qui j'ai envie d'aller. Disons que celui
vers qui j'irais bien, a ses propres soucis et idées négatives. Peut être que
ça nous ferait du bien d'en parler. Lui au moins ne me drague pas. Nous avons
des intérêts communs.
J'accélère
le pas, maintenant que je sais ce que je vais faire. Je passe chez moi, je me
douche et je l'appelle. Après tout, il doit manger aussi, on pourra sans doute
déjeuner ensemble.