Partie 5 - Chapitre 6 - Éli.
L'attente dans le sous-bois me
parut interminable. Nous souhaitions traverser le camp de nuit afin de
minimiser les risques d'être repérés. La rencontre avec le groupe de monstres
s'était bien terminée, pour nous. Hormis notre dispute au sujet de la mise à
mort de l'homme-rat, la fin de journée s'est passée dans un calme quasi
religieux. Basile a retrouvé ses esprits, s'est excusé d'avoir mis notre quête
en danger.
J'ai longuement réfléchit à ses
derniers mots. Il voit l'aura d'Alcinoa. Au début, je ne comprenais pas
pourquoi j'étais le seul à la percevoir. Ensuite, je me suis convaincu que ça
devait avoir un rapport avec les paroles de l'oracle. Puisque nous étions liés,
il m'est alors parut "normal" de la distinguer ainsi. Maintenant, je
ne suis plus sûr de rien. Dans les souvenirs que Stauros m'a restitué, je ne
vis absolument pas dans un monde tel que celui là. Je me vois évoluer dans un
univers totalement différent. Pas de monstres, si ce n'est dans les livres.
Toutes les villes que nous avons traversées, sont en ruine. Les gens qui peuplent
mes souvenirs sont comme moi, ou Basile. Des êtres humains. Pas de fées, de
satyres ni même d'araignées géantes.
Dans le dernier rêve que j'ai
fait, je me voyais en train de donner des cours. Une matière comme l'histoire
ou la géographie. J'avais l'impression d'être des années plus tard dans le
temps. Est-ce que cette guerre a réellement eu lieu ? Les humains ont-ils
triomphé des monstres ?
Il y a une heure environ, j'ai
vécu une expérience étrange. Je m'étais assoupi contre un arbre, confiant dans
la garde de Basile. Je ne voyais rien, comme-ci j'étais aveugle. Par contre, j'entendais
des bruits. Un "bip" perpétuel résonnait. J'ai mis un moment à le
rendre compte qu'il coïncidait avec les battements de mon cœur. Ensuite, une personne
est entrée. Le bruit d'une porte, des pas, mon cœur s'est accéléré. J'ai senti
la personne, un homme, me prendre la main. Il l'a soulevé, puis la laisser tomber.
J'ai alors pris conscience de l'endroit ou j'étais allongé : un lit ! Pour la
première fois, j'ai vraiment eu peur. J'avais le sentiment d'être prisonnier
dans un autre corps, qui ne m'obéissait pas. La personne qui était près de moi
s'est mise à frapper légèrement avec un objet sur mes jointures. Les genoux,
puis les coudes. À chaque fois, mes membres régissaient sans que je ne leur
intime l'ordre. Mes réflexes répondaient à chaque fois.
- Bien, bien, c'est en bonne
voie, Éli.
Cette voix ! Je la connais ! Un
homme que je rencontre à chaque victoire sur un boss : Stauros ! C'est lui qui
teste mes réactions. Je voudrais l'appeler, mais pas moyen de faire sortir le
moindre son de ma bouche.
Alors que je lutte pour parvenir
à communiquer, Stauros continue à m'examiner. J'entends ses pas autour de moi. Je
suis impuissant, ce qui accroît ma frustration. Au moment où je parviens, dans
un terrible effort à bouger un doigt, je l'entends parler à nouveau :
- Le patient réagit bien aux
stimuli réactionnels. Il semble s'approcher de la conscience corporelle. Il est
trop tôt pour évaluer la résurgence de son esprit. Toutefois, il conviendrait
de le soumettre prochainement à une présence bienfaitrice telle que celle de
son épouse.
À ces mots, mon esprit reçut une
véritable décharge énergétique. Ma bouche se crispa pour former un nom :
- Stau...ros !
À peine ai-je prononcé ce nom que
je me sentis plonger dans un vide sans fond. La sensation que mon corps soit précipité
dans un abîme me fit tressaillir.
- Éli ! Éli !
On me secoue.
J'ouvre les yeux. Alcinoa est
devant moi. Son visage est inquiet. Elle cesse de me secouer quand elle me voit
revenir parmi eux.
- Éli ! Tu m'as fait peur !
Qu'est-ce qui t'es arrivé ?
Je m'efforce de rassembler mes
esprits. Je suis de retour dans cette réalité. Mais est-ce vraiment ma vie ? Il
y a trop de coïncidences. Les paroles de l'oracle, celles de mon père et maintenant
ce rêve étrange. Alcinoa attend toujours la réponse à sa question. Si je lui
fais part de la vérité, elle ne comprendra pas.
- Ce n'est rien. Un cauchemar de
plus. Ne t'inquiète pas.
Je regarde le ciel à travers la cime
des arbres. Le jour laisse place à la nuit. Je me lève. Prend son visage au
creux de mes mains et lui souffle :
- Tout va bien. Il nous faut
prendre des forces pour la traversée de ce camp. Demain, nous serons à Athènes.
Nous trouverons ton dernier sens et nous serons enfin libres !
Elle me fit un sourire timide.
Sans doute que la portée de ma phrase n'avait pas la même signification pour
elle. Seulement, j'étais trop perturbé pour me mettre à sa place. J'avais déjà
beaucoup de mal à être à la mienne. Nous nous sommes restaurés pendant que les
dernières lueurs du jour disparaissaient derrière le mont Parnasse.
Basile se couvrit de la cape
d'invisibilité. Puis nous nous sommes approchés de l'orée du bois.
Une bonne centaine de mètres nous
sépare des premières tentes. Une fois à ce niveau, nous aurons trois fois cette
distance à parcourir en pleine milieu des monstres. Quand nous aurons dépassé
les dernières palissades, il nous restera à franchir le champ de bataille.
- Nous avons deux kilomètres à couvrir
au pas de course. Es-tu certaine de pouvoir maintenir ton corps sous forme
élémentaire pendant tout ce temps ?
Alcinoa acquiesça en haussant les
épaules. Ça voulait dire, on verra bien. Je n'avais pas non plus la certitude
de pouvoir y parvenir. Seul Basile serait en quasi sécurité grâce à la cape.
Nous avons pris une grande
respiration et nous sommes élancés.
Courir sous forme élémentaire
donne l'impression de flotter au dessus du sol. Nous pénétrons le premier camp,
celui des centaures, sans rencontrer le moindre problème. La plupart des
monstres dorment sous l'effet de l'alcool. Visiblement, ils ne craignent pas
une sortie des athéniens. Ils en profitent pour se donner du bon temps. Au
détour d'une tente, un centaure monte la garde. Avant qu'il ne prononce le
moindre son, je le transforme en poussière noire.
Nous continuons notre avancée. Je
sais que Basile n'est pas loin car je distingue ses pas dans la terre meuble du
chemin. Je lui chuchote de prendre garde à marcher plutôt dans l'herbe. Il
s'exécute sous mes yeux. Les tentes changes de formes. Celles de toiles des
centaures laissent place à des espèces de tipis de bois et de boue. Nous sommes
parmi les homme-rats. Nous nous frayons un chemin dans l'obscurité, évitant les
feux de camps. Des éclats de voix gutturales nous parviennent. Plusieurs
monstres ripaillent joyeusement. Nous perdons du temps à nous faufiler entre
les tentes, mais nous ne sommes toujours pas repérés. Si la nuit nous permet de
nous cacher, elle a l'inconvénient de nous faire découvrir les obstacles au
dernier moment.
Alors que nous sommes en passe de
sortir du camp des homme-rats, nous débouchons dans ce qui ressemble à un
charnier. Les corps de plusieurs monstres sont entassés les uns sur les autres
dans des états de décomposition plus ou moins avancés. Je parviens à retenir un
haut le cœur. Ce n'est pas le cas de Basile qui renvoi ce qu'il a mangé il y a
peu. Le bruit est étouffé par la ripaille des monstres tout proches. Nous nous
remettons en route et pénétrons dans le dernier camp avant la palissade, celui
des satyres. Alors que les premiers festoient allègrement, les satyres sont
plus méfiants. Je distingue un groupe qui affûte leurs armes. Nous les
contournons. Au moment ou nous passons devant une tente, un monstre sort. Il
est aussi surpris que nous. Cette fois, c'est Basile qui en fait de la
poussière. Le problème, c'est qu'il n'était pas seul. Deux autres satyres
sortent en armes. L'un d'eux souffle dans une conque donnant l'alerte.
Nous nous débarrassons rapidement
des deux importuns. Mais le mal est fait. En peu de temps, les monstres
affluent de toutes parts. Les plus hargneux sont déjà en armes. Les autres
arrivent avec ce qu'ils avaient en main. Il nous reste cinquante mètres à
franchir pour atteindre la palissade. Les armes nous traversent le corps sans
dommage. Alcinoa et moi parvenons à avancer mais je ne sais pas comment s'en sort
Basile.
Nous nous retrouvons très vite
dos au dernier barrage. Des monstres de toutes sortes affluent formant un
attroupement qui rage de ne parvenir à nous blesser.
Un craquement sourd provient de la
palissade. Elle vient de céder aux assauts répétés d'un Basile furieux d'être
acculé. Mais ce qui nous ouvre une voie de sortie, révèle aussi la présence de
notre allié invisible. En quelques secondes, lances et flèches pleuvent en
direction du passage créé.
Je prends une décision instinctive.
Je passe de l'élément air à celui de la terre. Levant les bras au ciel, le sol
m'obéit. Une vague tellurique stoppe tous les traits. Je hurle un "FUYEZ"
à mes compagnons. C'est sans compter sur une Alcinoa têtue. Les bras tendus,
elle claque dans les mains dans un geste qui forme une onde de choc. Les deux
premiers rangs sont littéralement repoussés en arrière. J'en profite pour créer
une barrière rocheuse qui referme le passage derrière nous. Alcinoa et moi
reprenons la forme élémentaire vaporeuse de l'air pour nous lancer dans un
sprint vers Athènes. Les monstres ont vite repris l'attaque. Les projectiles pleuvent
autour de nous.
Basile doit courir devant nous
puisque je marche dans ses pas. Alors que la muraille protectrice de la ville
grandit de plus en plus, un bruit sourd que je ne connais que trop bien
retentit devant moi. Il est suivi d'un râle rauque. Le sol se couvre de sang.
Ma tension est à son comble. Je me retourne vers nos belligérants. Je lance une
énorme colonne de feu dans leur direction. Elle a l'avantage de stopper net l'envoi
de flèches et autres armes de jet.
Il reste une centaine de mètres à
franchir. Basile retire la cape. A ce moment, je constate l'ampleur de la
blessure. La flèche est plantée là où le cou rejoint l'épaule. Si la colonne
n'a pas été touchée, l'artère sous claviculaire est sectionnée. Basile me lance
un regard effrayé. Pas question de soigner maintenant. Je fais la seule chose
qui le passe par la tête. Je gèle la plaie pour stopper le flot écarlate continu.
Il a tourné de l'œil. Il va falloir le porter. Alcinoa envoie une seconde salve
incendiaire pour nous assurer le répit nécessaire à ce que je porte Basile. Il
est lourd le bougre.
Les portes de la ville s'ouvrent.
Sous la lumière des torches se découpe la silhouette d'un homme arme que je
connais. Le général Léonidas ordonne qu'on me soulage de notre blessé. Comme
Alcinoa continue à incendier la palissade dressée autour du campement des monstres,
Léonidas organise ses troupes. Les archers inondent de flèches les monstres qui
échappent aux flammes.
Profitant du désordre dans les
rangs ennemis, les athéniens chargent. Alcinoa se tourne vers moi et d'une voix
de commandement me dit :
- Prends ma place, je vais
soigner Basile.
Léonidas lève des sourcils interloqués
en me voyant obtempérer. Je me mue en un golem de feu. Mes boules de feu sèment
l'anarchie parmi les monstres qui succombent sous les coups des soldats.
Après une heure d'une bataille
épique, je suis épuisé. Alcinoa vient me prodiguer les soins qui me requinquent.
Basile est sauf mais endormit. Léonidas s'approche de nous.
- Par les dieux, quelle bataille
! Nous n'avions pas gagné de la sorte depuis longtemps. Voilà qui va freiner
leurs ardeurs. Nous vous devons beaucoup.
Léonidas nous apprend que la
ville est peut être à nous, mais que des monstres tiennent le temple. L'un d'eux
est redoutable. Il se bat sous un masque de mort.
- C'est le Jarkore !
Le général confirme que c'est
bien le nom sous lequel il commet ses méfaits.
Nous avons essuyé de nombreuses
batailles, pourtant, nous n'aurons pas le temps de nous reposer bien longtemps.
Léonidas refuse de nous laisser affronter ce monstre sans son soutien.
- Général. Vous ne pourrez pas
tenir cette position en étant pris en tenaille par les monstres. Sauf votre respect,
si vous tenez les monstres hors de la ville, nous pourrons nous pourrons nous
occuper des résistants dans le temple. C'est pour ça que nous sommes venus
jusqu'ici.
Après quelques secondes de réflexion,
Léonidas me tend la main. Je lui saisie l'avant-bras dans une poigne ferme.
- Mes hommes et moi repousserons
ces monstres jusqu'au Styx s'il le faut. En attendant, allez-vous reposer. Vous
en aurez besoin.
Si l'offre du général est logique
et évidente, je redoute le moment ou je fermerais les yeux. Alcinoa me rejoint.
Elle a compris ce que je ressens.
- Ce ne sont que des rêves Éli.
Je serais là quand tu ouvriras les yeux.
Elle pose ses lèvres sur les miennes.
Je réponds à son sourire.
J'espère seulement qu'elle dise
vrai.