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samedi 9 novembre 2013

Partie 2 - Chapitre 1

Partie 2 : L’odorat.


Chapitre 1 : Michel Stauros.
Je suis tiré de ma réflexion par l’alarme du moniteur qui suit l’état de santé d’Eliot Guerreor. Son cœur vient de s’arrêter. Je me précipite dans la pièce à côté où est allongé le patient. L’infirmière à qui je venais de demander de l’embrasser est littéralement figée sur place, choqué par la réaction. Si je n’étais pas si pressé par l’obligation de lui rendre la vie, je pourrais la comprendre. Un homme, plongé dans le coma depuis près de dix ans, qui ne manifeste aucune réaction aux suggestions cognitives et qui, dès qu’on l’embrasse, a le cœur qui lâche, ça a de quoi vous retourner. Mais pour l’instant, je ne la ménage pas :
- Ne restez pas plantée là comme une idiote, préparez le défibrillateur et passez moi les palets !
Heureusement, elle sort de sa torpeur. Après tout, c’est une professionnelle, elle est formée pour réagir aux situations de crise. Je colle les électrodes qu’elle me tend sur le torse dénudé du patient et crie :
- Dégagez !
J’applique la décharge. Le corps se soulève à l’impact. Le cœur reprend un battement régulier. Excellent, on a bien faillit avoir de gros ennuis. Au moment où je me retourne, je me retrouve face à face avec Mme Guerreor. Elle vient d’assister à toute la scène. Elle porte un chandail vert pomme et un jeans. Ses cheveux sont encore humides. Elle reste sans voix, je profite donc de prendre les devants :
- Bonjour Alicia, ne vous inquiétez pas, c’est sans doute impressionnant, mais c’est bon signe.
- Vous trouvez que devoir remettre le cœur de mon mari en route est « bon signe ».
Je sens dans sa voix qui chevrote les signes distinctifs de l’énervement, il me faut la jouer fine. Je lui passe la main sur l’épaule et l'entraîne avec moi dans le « bocal », la pièce d’où je suis sorti en trombe. Elle jouxte la chambre de son mari, cela lui permettra de continuer à le regarder tout en m’écoutant. Je lui explique que, pour la première fois, son mari à réagit à une suggestion cognitive, qu’en cela c’est un très bon signe, même si ce n’est pas forcément ce genre de réaction que j’attendais. En entendant sa question, je me dis que j’aurais mieux fait de tourner sept fois ma langue dans ma bouche. Comment vais-je lui expliquer que j’ai demandé à une infirmière de poser ses lèvres sur celles de son mari ? Je me décide pour la vérité brutale, dénuée de fioritures, de toutes façons, vu l’état de stress dans lequel elle se trouve, je ne risque pas grand-chose. Contre toute attente, elle demande à l’infirmière de nous rejoindre. Celle-ci attend mon accord pour nous rejoindre. J’avoue que je pensais que j’allais assister à une grosse scène de jalousie, mais la suite m’a surpris.
- Bonjour Mademoiselle, je suis Mme Guerreor. J’aimerais savoir une chose, est-ce que vous fumez ?
La jeune femme acquiesce. Alicia se retourne vers moi :
- Michel, je vous prie de bien vouloir recommencer votre expérience, mais cette fois, c’est moi qui embrasserai mon mari.
Ne voyant aucune objection à sa proposition, je reprogramme la séquence d’enregistrement des capteurs cérébraux d’Eli. J’affiche à l’écran la coupe du cerveau afin d’être certain de déceler la moindre coloration significative d’une réaction. Alicia est aux côtés de son époux, elle attend mon signal pour faire un geste qu’elle a fait pourtant des milliers de fois. Je lui lève mon pouce, elle se penche vers son mari. Je vois ses cheveux caresser son visage avant que leurs lèvres se fondent en un baiser comme on en voit au cinéma. Les capteurs ne réagissent pas… Si un clignote, puis un second. Soudain, c’est tout mon écran qui passe du bleu de l’inactivité au rouge. 

Il a perçu son baiser, il a réagit. Elle lui souffle quelque chose à l’oreille, je vois ces lèvres bougeaient mais je n’entends rien car le bocal est dans une cacophonie de bruit d’alarmes signifiant que notre expérience est couronné de succès.
Elle quitte son mari pour me rejoindre, un sourire triomphant sur les lèvres. Je suis certain que je n’aurais pas pu trouver le moindre mot qui puisse illuminer son visage de la sorte. Je la laisse savourer la vision de l’image du cerveau de son conjoint qui petit à petit reprend sa couleur bleue. Je m’interroge sur ce qui vient de se passer. Un baiser d’une infirmière dont le seul crime est l’addiction à la nicotine provoque un arrêt cardiaque tandis qu’un baiser de celle qu’il aime transforme ses deux hémisphères en sapin de noël. Devant mon air incrédule, Alicia me donne l’explication. Elle me révèle qu’elle a dû abandonner le tabac, bien qu’elle n’ait jamais été une grande fumeuse, pour gagner Eli :
- Il a toujours été adepte de l’adage « un esprit saint dans un corps saint ».
Je suis certain qu’elle aurait pu se satisfaire de cette explication, une réaction de rejet. Mais je veux lui en dire plus, l’impliquer dans la résilience de son mari. Qu’elle puisse s’investir et faire en sorte de multiplier les chances de résurgence. Il y a un tel lien entre ses deux âmes que j’en suis presque jaloux. Non pas que j’éprouve une quelconque attirance pour cette femme, encore qu’elle est loin d’être repoussante. Non, je jalouse ce que je n’ai jamais réussi à établir : une communion aussi profonde. Sans doute est-ce dû à mon travail qui m’amène souvent à analyser les autres et à me détacher d’eux, comme par crainte de ce que cela pourrait donner. Pourtant, quand je la vois, dix ans après l’accident qui a plongé son mari dans un autre monde, toujours aussi proche de lui. Oh, bien sûr, elle a voulu sa mort. Ce n’est pas moi qui l’en blâmerait. Quand on aime quelqu’un, on ne peut supporter sa souffrance. Parce que la souffrance ne se limite pas à la perception physique, affective ou psychologique de la douleur. Le simple fait d’être privé de sa liberté, de son autonomie est en soi une torture. Je suis bien placé pour savoir que nous en apprenons régulièrement sur le cerveau, alors, oui, peut-être souffre-t-il de cette inactivité, de ne pouvoir serrer dans ses bras la femme qui fait son bonheur.
J’ai dû rester un moment prostré à la regarder fixement. Elle attire mon attention sur le fait que c’est impoli de dévisager les gens de la sorte. Je m’excuse, argumentant que je réfléchissais à la suite que je donnerai à la thérapie. Alicia me demande ce que j’ai fait pour le faire réagir. Je lui explique que ma thérapie est basée sur la perception cognitive. Au fur et à mesure, j’aide le cerveau de mon patient à interpréter les informations reçues de ses sens. J’y vais progressivement, sens après sens, en commençant par les plus discrets (si tant est que l’on puisse hiérarchiser l’importance de chacun d’eux). Elle me demande comment j’arrive à cibler un sens en particulier et à le remettre en fonction. Je lui avoue me servir du scénario que son mari avait écrit quand il projetait de créer son jeu vidéo mythologique.
- J’ai « bombardé » votre mari d’image et de dessin tirés de ses recherches sur son jeu en lui maintenant les yeux ouverts face à un écran. Son esprit a reçu le flot d’informations et l’a placé dans un rêve qui n’est autre que le chemin lui permettant de retrouver la réalité. Afin qu’il puisse être motivé, je lui ai donné une compagne en me servant de la photo que vous m’aviez confié vous représentant en fée. Partant du postulat que dans son état, il est hors de question de tenter une prise de contact consciente, je me sers de son inconscient pour le ramener.
- Donc, si j’ai bien compris… Je suis dans le rêve de mon mari, à une époque mythologico-féerique. Bien, ça je peux l’imaginer, mais je n’ai pas saisi où les sens entrent en jeu.
- J’y viens. Dans le scénario que je lui propose, vous êtes dépourvu de vos cinq sens. Sa quête est donc de vous les faire recouvrer. Chaque fois qu’il réussit, il reçoit en récompense un pan de sa mémoire. J’ai découpé sa mémoire en cinq parties. La première, concerne son enfance. Puisqu’il a passé celle-ci dans les plaines grecques, je pense qu’il lui sera plus facile d’accepter sa mémoire puisqu’elle correspondra, à peu près au cadre dans lequel il évolue. Il a réussit à atteindre le premier sens, le goût. Sa double réaction, la négative et la positive montre que son inconscient est en mesure d’analyser des informations de la réalité.   
- Comment faites-vous pour lui rendre sa mémoire ?
- C’est là que les photos que vous m’avez donné entrent en jeu. Nous avons reconstitué un kaléidoscope de son enfance en mêlant des photos à des prises de vue d’objets clés. De la même façon que nous avons bombardé son cerveau d’images virtuelles, nous allons lui « injecté » des souvenirs. Reste à savoir s’il arrivera à faire le tri entre le réel et le virtuel.
- Organisé et intelligent comme vous l’êtes, vous avez sans doute trouvé un moyen de l’aider à faire la part des choses.
J’espère me tromper, mais je sens un ton limite sarcastique dans cette phrase. Certes, les deux qualificatifs me correspondent à merveille, mais lancés de la sorte, cela me donne l’impression qu’elle me prend pour un déséquilibré. Je ravale mon ego et répond :
- Oui, à chaque étape de sa quête, Eli rencontre celui qui peut lui rendre sa mémoire. Il a donc conscience qu’il va recevoir quelque chose qui n’est pas en phase avec le contexte dans lequel il évolue.
- Qui joue ce rôle ?
Je commence à me sentir mal à l’aise. Je ne m’attendais pas à me faire interroger de la sorte. De plus, mon travail me place bien plus souvent dans la situation ou je suis celui qui pose les questions. Et puis, je n’aime pas avoir à m’expliquer, sans parler du fait que cette expérience n’est même pas sure d’aboutir. Bon, d’accord, les réactions du patient semblent encourageantes, mais de là à me justifier. Elle ne me donne pas le temps de lui répondre, comme si mon hésitation lui avait révélé la réponse.
- C’est vous… vous vous êtes inclus dans l’expérience…
- Qu’est-ce qui vous permet d’arriver à cette conclusion ? - Ah, je préfère être celui qui questionne.
- Ça me parait logique. De la sorte, si vous parvenez à sortir mon mari du coma, il ne sera pas surpris en vous voyant.
- Je vous remercie d’approuver.
- Je n’ai pas dit que j’approuvais, je ne fais que souligner la logique du raisonnement.
Même si je n’ai pas besoin de son avis, ni de son aval sur ma façon de procéder, je dois avouer que le fait de ne pas la satisfaire me chagrine. Je lui demande d’aller au bout de son explication. Je l’écoute attentivement me parler de risque de transfert d’animosité, d’être celui qui les a dépouillés, donc l’ennemi. L’argumentation tient la route, sans même m’en rendre compte, mon visage se fend d’un grand sourire. Ce qui met un frein à mon cheminement de pensée, c’est de l’entendre me dire :
- Vous trouvez peut être cela stupide, mais je vous prie de ne pas vous moquer de moi.
Aïe, je dois me confondre en excuse. Voilà ce que c’est quand on est expressif. Pour m’en sortir, je ne vois que la révélation du plan que je viens juste d’échafauder. Elle m’écoute poliment mais le mouvement saccadé de sa main montre que j’ai perdu quelques points dans son estime.
- L’esprit est comme une grosse prise à la pèche. Une ligne, c’est déjà ça. Deux, c’est mieux ; mais trois c’est l’idéal. La première ligne, ou « fil d’Ariane »…
- Oui, vous m’avez déjà dit : L’amour, la seconde est la peur…
- Et la troisième pourrait être la haine : celle envers moi !
A la moue dubitative d’Alicia, je comprends qu’elle a des réserves sur le procédé. Tanpis, je suis sûr de moi, autant qu’on peut l’être quant on avance à tâtons dans une expérience encore jamais réalisé. Je lui demande de bien vouloir me laisser continuer mon travail. Elle comprend et me facilite la tache, elle me demande d’être là à chaque étape cognitive afin de ne pas confier à une autre ce qui pourrait être son « travail ». Comme j’acquiesce, elle se retire docilement. C’est curieux comment les intuitions parfois se révèlent juste… Je comptais jouer cette carte de la haine. C’est la raison pour laquelle je me suis assigné le rôle du guide dans le rêve d’Eli. Quelque part, je ne risque pas grand-chose, si l’opération réussit, c’est un homme intelligent, donc il comprendra, sans compter que son épouse pourra étayer ma version. Si elle rate, il ne me rencontrera jamais…
- Vous comptez vraiment utiliser Mme Guerreor dans votre expérience ? me demande Ophélie, l’infirmière malheureuse.
Sans répondre à sa question, je lui fais signe de continuer son travail et quitte le bocal après m’être assuré d’avoir bien enregistré toute l’expérience. C’est vrai qu’il n’est pas courant d’utiliser des personnes extérieures au personnel, mais je veux m’assurer que ce que j’ai vu n’est pas le fait du hasard, ou la chance du débutant. Si l’épouse permet d’obtenir des réponses cognitives de l’ordre de 10 sur l’échelle de Richter, alors pourquoi s’en priver… Cela me fait penser, que le prochain sens étant l’odorat, il va falloir trouver un parfum particulier. Il faut que je me note quelque part de demander à Alicia si Eli lui a déjà offert du parfum et si oui, lequel. Sinon, est-ce qu’ils ont une histoire liée à un parfum. Il me faut aussi parfaire mon personnage, après tout, si la haine peut permettre d’accélérer le processus de résilience, je ne vais certainement pas m’en priver. Je pense être sur la bonne voie avec le coup que je lui ai fait… Je suis assez fier de mon : « j’ai oublié de te préciser que cela serait douloureux ».


3 commentaires:

  1. Merci pour les 490 vues reçu au moment de la publication de ce nouveau chapitre.
    Je vous répète l'invitation à poster des commentaires. J'en ai besoin afin de progresser et de pouvoir satisfaire le maximum de personne.

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  2. Hu,hu, tu aurais pu attendre de franchir les 500 avant de remercier...Impatient, va! (^^) En tout cas, je me rend compte que l'écriture est de plus en plus légère, agréable, épurée...Peut être pour la première fois j'ai lu sans devoir m'arrêter pour relire un passage, et j'ai suivi avec plaisir l'explication de Stauros!

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  3. ... ou alors, c'est que tu t'habitues à mon style... Merci en tout cas de continuer, non seulement à me lire, mais aussi à poster... J'apprécie...

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