Partie 2 : L’odorat.
Chapitre 1 : Michel
Stauros.
Je suis tiré de ma réflexion par l’alarme
du moniteur qui suit l’état de santé d’Eliot Guerreor. Son cœur vient de
s’arrêter. Je me précipite dans la pièce à côté où est allongé le patient. L’infirmière
à qui je venais de demander de l’embrasser est littéralement figée sur place,
choqué par la réaction. Si je n’étais pas si pressé par l’obligation de lui
rendre la vie, je pourrais la comprendre. Un homme, plongé dans le coma depuis
près de dix ans, qui ne manifeste aucune réaction aux suggestions cognitives et
qui, dès qu’on l’embrasse, a le cœur qui lâche, ça a de quoi vous retourner.
Mais pour l’instant, je ne la ménage pas :
- Ne restez pas plantée là comme une
idiote, préparez le défibrillateur et passez moi les palets !
Heureusement, elle sort de sa torpeur.
Après tout, c’est une professionnelle, elle est formée pour réagir aux
situations de crise. Je colle les électrodes qu’elle me tend sur le torse
dénudé du patient et crie :
- Dégagez !
J’applique la décharge. Le corps se soulève
à l’impact. Le cœur reprend un battement régulier. Excellent, on a bien faillit
avoir de gros ennuis. Au moment où je me retourne, je me retrouve face à face
avec Mme Guerreor. Elle vient d’assister à toute la scène. Elle porte un
chandail vert pomme et un jeans. Ses cheveux sont encore humides. Elle reste
sans voix, je profite donc de prendre les devants :
- Bonjour Alicia, ne vous inquiétez pas,
c’est sans doute impressionnant, mais c’est bon signe.
- Vous trouvez que devoir remettre le cœur
de mon mari en route est « bon signe ».
Je sens dans sa voix qui chevrote les
signes distinctifs de l’énervement, il me faut la jouer fine. Je lui passe la
main sur l’épaule et l'entraîne avec moi dans le « bocal », la pièce d’où je
suis sorti en trombe. Elle jouxte la chambre de son mari, cela lui permettra de
continuer à le regarder tout en m’écoutant. Je lui explique que, pour la
première fois, son mari à réagit à une suggestion cognitive, qu’en cela c’est
un très bon signe, même si ce n’est pas forcément ce genre de réaction que
j’attendais. En entendant sa question, je me dis que j’aurais mieux fait de
tourner sept fois ma langue dans ma bouche. Comment vais-je lui expliquer que
j’ai demandé à une infirmière de poser ses lèvres sur celles de son mari ? Je
me décide pour la vérité brutale, dénuée de fioritures, de toutes façons, vu
l’état de stress dans lequel elle se trouve, je ne risque pas grand-chose.
Contre toute attente, elle demande à l’infirmière de nous rejoindre. Celle-ci
attend mon accord pour nous rejoindre. J’avoue que je pensais que j’allais
assister à une grosse scène de jalousie, mais la suite m’a surpris.
- Bonjour Mademoiselle, je suis Mme
Guerreor. J’aimerais savoir une chose, est-ce que vous fumez ?
La jeune femme acquiesce. Alicia se
retourne vers moi :
- Michel, je vous prie de bien vouloir
recommencer votre expérience, mais cette fois, c’est moi qui embrasserai mon
mari.
Ne voyant aucune objection à sa
proposition, je reprogramme la séquence d’enregistrement des capteurs cérébraux
d’Eli. J’affiche à l’écran la coupe du cerveau afin d’être certain de déceler
la moindre coloration significative d’une réaction. Alicia est aux côtés de son
époux, elle attend mon signal pour faire un geste qu’elle a fait pourtant des
milliers de fois. Je lui lève mon pouce, elle se penche vers son mari. Je vois
ses cheveux caresser son visage avant que leurs lèvres se fondent en un baiser
comme on en voit au cinéma. Les capteurs ne réagissent pas… Si un clignote,
puis un second. Soudain, c’est tout mon écran qui passe du bleu de l’inactivité
au rouge.
Il a perçu son baiser, il a réagit. Elle lui souffle quelque chose à
l’oreille, je vois ces lèvres bougeaient mais je n’entends rien car le bocal
est dans une cacophonie de bruit d’alarmes signifiant que notre expérience est
couronné de succès.
Elle quitte son mari pour me rejoindre, un
sourire triomphant sur les lèvres. Je suis certain que je n’aurais pas pu
trouver le moindre mot qui puisse illuminer son visage de la sorte. Je la laisse
savourer la vision de l’image du cerveau de son conjoint qui petit à petit
reprend sa couleur bleue. Je m’interroge sur ce qui vient de se passer. Un
baiser d’une infirmière dont le seul crime est l’addiction à la nicotine
provoque un arrêt cardiaque tandis qu’un baiser de celle qu’il aime transforme
ses deux hémisphères en sapin de noël. Devant mon air incrédule, Alicia me
donne l’explication. Elle me révèle qu’elle a dû abandonner le tabac, bien
qu’elle n’ait jamais été une grande fumeuse, pour gagner Eli :
- Il a toujours été adepte de l’adage « un
esprit saint dans un corps saint ».
Je suis certain qu’elle aurait pu se
satisfaire de cette explication, une réaction de rejet. Mais je veux lui en
dire plus, l’impliquer dans la résilience de son mari. Qu’elle puisse
s’investir et faire en sorte de multiplier les chances de résurgence. Il y a un
tel lien entre ses deux âmes que j’en suis presque jaloux. Non pas que
j’éprouve une quelconque attirance pour cette femme, encore qu’elle est loin
d’être repoussante. Non, je jalouse ce que je n’ai jamais réussi à établir :
une communion aussi profonde. Sans doute est-ce dû à mon travail qui m’amène
souvent à analyser les autres et à me détacher d’eux, comme par crainte de ce
que cela pourrait donner. Pourtant, quand je la vois, dix ans après l’accident
qui a plongé son mari dans un autre monde, toujours aussi proche de lui. Oh,
bien sûr, elle a voulu sa mort. Ce n’est pas moi qui l’en blâmerait. Quand on
aime quelqu’un, on ne peut supporter sa souffrance. Parce que la souffrance ne
se limite pas à la perception physique, affective ou psychologique de la
douleur. Le simple fait d’être privé de sa liberté, de son autonomie est en soi
une torture. Je suis bien placé pour savoir que nous en apprenons régulièrement
sur le cerveau, alors, oui, peut-être souffre-t-il de cette inactivité, de ne
pouvoir serrer dans ses bras la femme qui fait son bonheur.
J’ai dû rester un moment prostré à la
regarder fixement. Elle attire mon attention sur le fait que c’est impoli de
dévisager les gens de la sorte. Je m’excuse, argumentant que je réfléchissais à
la suite que je donnerai à la thérapie. Alicia me demande ce que j’ai fait pour
le faire réagir. Je lui explique que ma thérapie est basée sur la perception
cognitive. Au fur et à mesure, j’aide le cerveau de mon patient à interpréter
les informations reçues de ses sens. J’y vais progressivement, sens après sens,
en commençant par les plus discrets (si tant est que l’on puisse hiérarchiser
l’importance de chacun d’eux). Elle me demande comment j’arrive à cibler un
sens en particulier et à le remettre en fonction. Je lui avoue me servir du
scénario que son mari avait écrit quand il projetait de créer son jeu vidéo
mythologique.
- J’ai « bombardé » votre mari d’image et
de dessin tirés de ses recherches sur son jeu en lui maintenant les yeux
ouverts face à un écran. Son esprit a reçu le flot d’informations et l’a placé
dans un rêve qui n’est autre que le chemin lui permettant de retrouver la
réalité. Afin qu’il puisse être motivé, je lui ai donné une compagne en me
servant de la photo que vous m’aviez confié vous représentant en fée. Partant
du postulat que dans son état, il est hors de question de tenter une prise de
contact consciente, je me sers de son inconscient pour le ramener.
- Donc, si j’ai bien compris… Je suis dans
le rêve de mon mari, à une époque mythologico-féerique. Bien, ça je peux
l’imaginer, mais je n’ai pas saisi où les sens entrent en jeu.
- J’y viens. Dans le scénario que je lui
propose, vous êtes dépourvu de vos cinq sens. Sa quête est donc de vous les
faire recouvrer. Chaque fois qu’il réussit, il reçoit en récompense un pan de
sa mémoire. J’ai découpé sa mémoire en cinq parties. La première, concerne son
enfance. Puisqu’il a passé celle-ci dans les plaines grecques, je pense qu’il
lui sera plus facile d’accepter sa mémoire puisqu’elle correspondra, à peu près
au cadre dans lequel il évolue. Il a réussit à atteindre le premier sens, le
goût. Sa double réaction, la négative et la positive montre que son inconscient
est en mesure d’analyser des informations de la réalité.
- Comment faites-vous pour lui rendre sa
mémoire ?
- C’est là que les photos que vous m’avez
donné entrent en jeu. Nous avons reconstitué un kaléidoscope de son enfance en
mêlant des photos à des prises de vue d’objets clés. De la même façon que nous
avons bombardé son cerveau d’images virtuelles, nous allons lui « injecté » des
souvenirs. Reste à savoir s’il arrivera à faire le tri entre le réel et le
virtuel.
- Organisé et intelligent comme vous l’êtes,
vous avez sans doute trouvé un moyen de l’aider à faire la part des choses.
J’espère me tromper, mais je sens un ton
limite sarcastique dans cette phrase. Certes, les deux qualificatifs me
correspondent à merveille, mais lancés de la sorte, cela me donne l’impression
qu’elle me prend pour un déséquilibré. Je ravale mon ego et répond :
- Oui, à chaque étape de sa quête, Eli
rencontre celui qui peut lui rendre sa mémoire. Il a donc conscience qu’il va
recevoir quelque chose qui n’est pas en phase avec le contexte dans lequel il
évolue.
- Qui joue ce rôle ?
Je commence à me sentir mal à l’aise. Je ne
m’attendais pas à me faire interroger de la sorte. De plus, mon travail me
place bien plus souvent dans la situation ou je suis celui qui pose les
questions. Et puis, je n’aime pas avoir à m’expliquer, sans parler du fait que
cette expérience n’est même pas sure d’aboutir. Bon, d’accord, les réactions du
patient semblent encourageantes, mais de là à me justifier. Elle ne me donne
pas le temps de lui répondre, comme si mon hésitation lui avait révélé la
réponse.
- C’est vous… vous vous êtes inclus dans
l’expérience…
- Qu’est-ce qui vous permet d’arriver à
cette conclusion ? - Ah, je préfère être celui qui questionne.
- Ça me parait logique. De la sorte, si
vous parvenez à sortir mon mari du coma, il ne sera pas surpris en vous voyant.
- Je vous remercie d’approuver.
- Je n’ai pas dit que j’approuvais, je ne
fais que souligner la logique du raisonnement.
Même si je n’ai pas besoin de son avis, ni
de son aval sur ma façon de procéder, je dois avouer que le fait de ne pas la
satisfaire me chagrine. Je lui demande d’aller au bout de son explication. Je
l’écoute attentivement me parler de risque de transfert d’animosité, d’être
celui qui les a dépouillés, donc l’ennemi. L’argumentation tient la route, sans
même m’en rendre compte, mon visage se fend d’un grand sourire. Ce qui met un
frein à mon cheminement de pensée, c’est de l’entendre me dire :
- Vous trouvez peut être cela stupide, mais
je vous prie de ne pas vous moquer de moi.
Aïe, je dois me confondre en excuse. Voilà
ce que c’est quand on est expressif. Pour m’en sortir, je ne vois que la
révélation du plan que je viens juste d’échafauder. Elle m’écoute poliment mais
le mouvement saccadé de sa main montre que j’ai perdu quelques points dans son
estime.
- L’esprit est comme une grosse prise à la
pèche. Une ligne, c’est déjà ça. Deux, c’est mieux ; mais trois c’est l’idéal.
La première ligne, ou « fil d’Ariane »…
- Oui, vous m’avez déjà dit : L’amour, la
seconde est la peur…
- Et la troisième pourrait être la haine :
celle envers moi !
A la moue dubitative d’Alicia, je comprends
qu’elle a des réserves sur le procédé. Tanpis, je suis sûr de moi, autant qu’on
peut l’être quant on avance à tâtons dans une expérience encore jamais réalisé.
Je lui demande de bien vouloir me laisser continuer mon travail. Elle comprend
et me facilite la tache, elle me demande d’être là à chaque étape cognitive
afin de ne pas confier à une autre ce qui pourrait être son « travail ». Comme
j’acquiesce, elle se retire docilement. C’est curieux comment les intuitions
parfois se révèlent juste… Je comptais jouer cette carte de la haine. C’est la
raison pour laquelle je me suis assigné le rôle du guide dans le rêve d’Eli.
Quelque part, je ne risque pas grand-chose, si l’opération réussit, c’est un
homme intelligent, donc il comprendra, sans compter que son épouse pourra
étayer ma version. Si elle rate, il ne me rencontrera jamais…
- Vous comptez vraiment utiliser Mme
Guerreor dans votre expérience ? me demande Ophélie, l’infirmière malheureuse.
Sans répondre à sa question, je lui fais
signe de continuer son travail et quitte le bocal après m’être assuré d’avoir
bien enregistré toute l’expérience. C’est vrai qu’il n’est pas courant
d’utiliser des personnes extérieures au personnel, mais je veux m’assurer que
ce que j’ai vu n’est pas le fait du hasard, ou la chance du débutant. Si
l’épouse permet d’obtenir des réponses cognitives de l’ordre de 10 sur l’échelle
de Richter, alors pourquoi s’en priver… Cela me fait penser, que le prochain
sens étant l’odorat, il va falloir trouver un parfum particulier. Il faut que
je me note quelque part de demander à Alicia si Eli lui a déjà offert du parfum
et si oui, lequel. Sinon, est-ce qu’ils ont une histoire liée à un parfum. Il
me faut aussi parfaire mon personnage, après tout, si la haine peut permettre
d’accélérer le processus de résilience, je ne vais certainement pas m’en
priver. Je pense être sur la bonne voie avec le coup que je lui ai fait… Je
suis assez fier de mon : « j’ai oublié de te préciser que cela serait douloureux
».
Merci pour les 490 vues reçu au moment de la publication de ce nouveau chapitre.
RépondreSupprimerJe vous répète l'invitation à poster des commentaires. J'en ai besoin afin de progresser et de pouvoir satisfaire le maximum de personne.
Hu,hu, tu aurais pu attendre de franchir les 500 avant de remercier...Impatient, va! (^^) En tout cas, je me rend compte que l'écriture est de plus en plus légère, agréable, épurée...Peut être pour la première fois j'ai lu sans devoir m'arrêter pour relire un passage, et j'ai suivi avec plaisir l'explication de Stauros!
RépondreSupprimer... ou alors, c'est que tu t'habitues à mon style... Merci en tout cas de continuer, non seulement à me lire, mais aussi à poster... J'apprécie...
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