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samedi 14 décembre 2013

Partie 2 - Chapitre 6

Chapitre 6 - Alicia
Je rentre après ma journée de travail. Je n'ai pas eu le cœur à refuser de faire des heures sup. Pierre, mon patron, devait être aussi mal à l'aise de me le proposer. Mais il n'avait pas le choix. On peut dire ce que l'on veut sur cet homme, il a toujours été correct avec moi. Il a la cinquantaine bien sonné, passe le plus clair de son temps dans son restaurant. Quand il est fermé, il fait ses comptes, répare ce qui doit l'être ou cherche de nouvelles recettes. Je crois qu'il n'aime pas se retrouver seul dans l'appartement qu'il a aménagé au-dessus. Toujours est-il qu'entre la blessure en cuisine et la serveuse qui a dû partir chez le médecin, il ne lui restait plus trop de choix. De toute façon, je lui devais bien cela. Ne m'a-t-il pas donné ma matinée ? Je suis harassée, mais satisfaite car je n'ai pas eu le temps de m'apitoyer sur mon sort.
Le vent est frais pour la saison, je presse le pas d'autant que je n'aime pas marcher seule dans les rues de nuit. Je reste vigilante car même si le quartier est résidentiel, il arrive régulièrement que des bandes y circulent. Je franchis un bloc quand une voix me fait sursauter.
- Tu te fais désirer.
Je reconnais David, si bien que même si je n'ai pas très envie le voir, sa présence me rassure. Il a les mains dans les poches de son blouson et me fait signe en écartant son bras qu'il souhaite que je m'y accroche. Je cale mon pas sur le sien sans un mot. C'est lui qui brise la glace :
- Je tiens à m'excuser Ali, je me rends compte que j'ai été lourd ces derniers temps.
Je ne peux réprimer un sourire. Ça ne l'empêche pas de continuer.
- Je comprends que tu es besoin de te retrouver seule pour faire le point. Je m'inquiète juste de ta santé. Je ne voudrais pas que ce pseudo scientifique te ruine le moral.
- Tu ne crois pas qu'il soit possible qu'Éli revienne ?
- Ce n'est pas ce que je veux dire. Je pense que si Éli avait dû sortir du coma, il l'aurait fait depuis longtemps.
Me sentant tressaillir, il retient ma main pour que je ne lâche pas son bras et continu :
- Je suis peut être une des personnes qui tient le plus à ton mari. Hormis toi et le vieux Hector, je connais Éli depuis des années. Il a toujours été un battant.
- Justement, c'est pour ça que je crois que la thérapie du professeur Stauros va marcher ! Dis-je en haussant le ton.
Nous nous arrêtons. David me fait face plaçant ses mains sur mes épaules.
- Ne te méprend pas. J'aimerais avoir ta foi. Mais n'a-t-il pas fait un arrêt cardiaque ?
Je suis décontenancée par sa logique. Puis je m'interroge. Comment-t-il eu cette information ? Nous étions trois témoins de l'incident. Lisant mon cheminement de pensée, il devance ma question.
- Je connais bien Ophélie, l'infirmière qui travaille avec lui. Je trouve déjà plus que moyen le fait de demander à son personnel le genre d'intervention qui lui a fait faire.
Là, il marque un point. Je n'ai pas apprécié qu'il demande à son infirmière d'embrasser mon mari. Comme il se doute de m'avoir gagné à sa cause, il continue :
- Sa thérapie est expérimentale, personne ne peut se risquer à émettre un pourcentage de réussite. Laisser Éli dans les mains de cet apprenti sorcier est de l'inconscience.
Il doit regretter immédiatement ce qu'il vient de dire car il tente de me retenir. Je me dégage en hurlant. Je lui jette à la figure des choses horribles comme : "J'en ai rien à faire de ton point de vue de trouillard !" Ou encore : "Barre toi, je ne veux plus te revoir ! Avec des amis comme toi, on a plus besoin d'ennemis !" Je vois bien à son expression que je le blesse à chaque phrase. Il reste là, planté au milieu du trottoir tandis que je m'élance en courant vers mon appartement. Alors que je vois mon immeuble se dessiner devant moi, je suis prise d'un haut le cœur. Je me plie en deux au-dessus du caniveau pour rendre ce que j'ai grignoté quelques heures plus tôt. La sensation est infecte, brûlant ma gorge. Je suis encore penché en deux quand je sens une main se poser sur mon dos.
- Je suis désolé Ali... On dirait qu'à chaque fois que je veux faire bien, je flanque tout par terre.
Je me redresse sans le regarder afin d'essuyer d'un revers ma salive. Il attend ma réponse. Il ne veut me laisser dans cet état. J'ai été odieuse envers lui, mais il reste attentionné. Il est désarmant. Que puis-je faire ou dire pour m'en défaire sans me le mettre à dos ?
- Je n'ai pas besoin d'entendre ça, David. Tu ne crois pas que je suis capable de me faire peur toute seule. J'ai mes doutes, mais je ne veux pas abandonner Éli sans avoir tout tenté. Peux-tu comprendre ça ?
Il reste prostré dans un mutisme affligeant sans un mot à ajouter. Du coup, je le laisse là, me regarder rentrer chez moi. A deux pas de la porte, j'ai déjà du regret. Je me retourne pour m'excuser, il est partit. Je le vois s'enfoncer, avaler par la nuit. Quelle sympathique femme je fais. Je sais qu'il me dit cela pour mon bien, et il a probablement raison. Seulement, je suis certaine qu'Éli se serait battu pour moi. Il aurait tout tenté, même ce qui peut paraître impossible. Je lui dois bien cela.
Je referme la porte de mon appartement, accroche mon blouson au porte-manteau. Je regarde mon téléphone qui clignote pour me signaler que j'ai des messages sur le répondeur. Je suis crevée. J'ai peur que ce soit encore David, ou Stauros me demandant encore des enseignements. Demain il fera jour. Je fais le service de soirée, je pourrais dormir jusqu'à midi. J'ouvre la pharmacie, débouche le flacon de somnifères et pose un comprimé sous ma langue. Je l'avale avec un verre d'eau et me glisse sous les draps. Comme bien souvent je serre l'oreiller d'Éli contre moi tandis que je laisse les larmes couler. Je suis fatiguée que je ne me sens pas partir. Mes pensées se fondent en rêve. Je me voie, le jour où Éli m'a offert la panoplie de fée. Revêtue de cette fine robe rose, je tournoie comme une gamine sous le regard amusé de celui qui deviendra mon époux. Puis, les années passent, nous sommes dans le cabinet du docteur en gynécologie. Il nous apprend que nous ne pourrons jamais avoir d'enfant. Je pleure alors qu'Éli me tient la main. Je sais qu'il est tout aussi effondré que moi, mais il le cache. Nous avions passé tout l'été à aménager la chambre. J'aurais tellement aimé sentir la vie en moi, voir notre enfant grandir. Cela n'arrivera jamais.
Nous sommes dans la voiture. Nous avons quitté le repas de fin d'année de l'université où enseigne Éli. Il fait froid mais les routes sont sèches. A cette heure tardive, il y a peu de circulation. Nous arrivons au carrefour fatidique. Je sais que je suis endormie, que je rêve, pourtant mon cœur s'emballe à mesure que nous nous en approchons. Les images défilent maintenant ralenti. Le feu vient de passer au vert. Éli, qui avait réduit sa vitesse, accélère. Je vois les phares du camion qui grossissent. 

Éli tourne la tête. Son reflet dans la vitre marque l'étonnement puis la peur dans la fraction de seconde qui succède. L'impact est violent, assourdissant et laisse place à la nuit. Quand j'émerge, ce sont les lumières des pompiers qui découpent la voiture pour nous sortir. Ensuite, une succession d'images décousues. Tantôt allongée sur une civière écoutant la voix pleine de tact de l'infirmier. Tantôt assise au chevet d'Éli, espérant qu'il reprenne conscience. Le service d'urgence a été très compétent avec son corps. Toutes ses blessures ont été soignées. Les jours, les semaines puis les mois se sont succédé sans qu'il ne revienne. Les médecins ne comprennent pas. Je me voie assise dans le bureau du chef de service. "C'est comme s'il s'opposait à reprendre conscience". Comment peut-il ne pas avoir envie de sortir du coma ? Cette simple phrase a déchiré quelque chose en moi. Je me suis mise à réfléchir aux éventuelles raisons. Aucune ne semblait logique, hormis peut être ma stérilité.
Au bout d'un an, j'avais acquis la certitude d'être responsable de son état. C'est à ce moment que David a pris une part plus importante dans ma vie, bien malgré moi. Nous avons passé du temps ensemble. Il me répétait que le véritable responsable était ce chauffeur. Il avait cumulé trop d'heures de conduite sans pose. Il a fermé les yeux que quelques secondes, pour notre malheur, et le sien. Il n'a plus jamais conduit. Pendant plusieurs années, il est venu à l'anniversaire de l'accident. Peu de mots, le regard contrit. Au fil du temps, il m'a appris qu'il s'était reconstruit, en partie tout au moins. Il a fondé une association pour venir en aide aux sinistrés de la route. Il parcourt aussi les sociétés de transport comme consultant afin de sensibiliser aux risques de la route. J'ai été surprise la première fois qu'il m'a remis un chèque. La somme m'a permise de régler quelques mois de soins. Ça fait deux ans que je n'ai plus de nouvelles.
Une sonnerie retentit. Je n'arrive pas à la cerner. Je fronce les sourcils. Ce n'est pas un rêve, c'est mon portable.

2 commentaires:

  1. AAh! On en apprend un peu plus sur l'accident par lui-même...Je suis intrigué par les conséquences de l'accident...Pourquoi Eli ne "veut-il" pas reprendre conscience?
    Intéressant...

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  2. Faut pas toujours se fier à ce que disent les médecins...

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