Partie 4 - Chapitre 6 - Hector.
Échapper à ce monstre n'a pas été
facile. À chaque fois que je pensais l'avoir semé, elle surgissait de nulle
part, plus féroce que la fois précédente. Il faut dire que c'était la première
fois que je déambulais dans un rêve. Techniquement, c'est impossible. Et je me
suis rendu compte que tant que mon esprit refusait ce prodige, je ne pouvais
que fuir. Il m'a fallut combattre mon esprit cartésien pour laisser place à ce
que je pensais avoir perdu : mon imagination.
Dans le rêve d'Éli, mon fils,
c'était la clé d'un grand pouvoir. La première fois que j'ai imaginé quelque
chose, ça a été un fiasco. Quelle idée de penser à un lance missile. Dans un
monde fantastique, ça n'avait pas sa place. Ça ne pouvait pas fonctionner. Je
l'ai utilisé comme une massue. Ce qui m'a fait gagner un court répit. Suffisant
malgré tout pour allier mon imagination à mon savoir. Quand le monstre s'est à
nouveau présenté, j'étais revêtu de pied en cape d'une solide armure achéenne.
Un gladius acéré dans la main droite et un bouclier robuste dans la gauche. Le
combat qui s'en suivit fut épique. Tel le Bellérophon, j'ai terrassé ma
chimère. Jusqu'au lendemain. Chaque jour, ma chimère surgissait du néant pour
tenter de se repaître de ma chair.
Piégé par cette malédiction, je
devais, chaque jour, trouver une nouvelle technique pour la vaincre. Pourtant,
il me fallait à tout prix réussir à rejoindre Éli. Mon esprit était clair,
comme jamais il ne l'avait été depuis des années. Mon leitmotiv : ramener Éli à
la vie, le sortir du coma qui le retient depuis dix ans. Y parvenir avant mon
trépas. En tant que père, je n'ai pas été à la hauteur. Je n'ai jamais su
témoigner l'affection à laquelle à droit un enfant. Je me savais condamner. Tôt
ou tard la maladie l'emporterait. Soit en annihilant mon esprit, soit en
soufflant mon étincelle de vie. Si je n'ai pas pu être celui que j'aurais dû
être, je peux tenter une dernière action d'éclat. Redorer mon blason pour qu'il
garde au moins un bon souvenir de moi.
Oui, mais comment y parvenir s'il
ne me voit pas. Quel coup du sort. Je suis devant lui. Il marche devant ses
amis, plongé dans une réflexion profonde. On dirait qu'ils se sont disputés. La
seule personne présente qui affiche sa surprise de me voir, c'est cette fée. Elle
ressemble à s'y méprendre à Alicia, la femme de mon fils. Pourquoi faut-il que
ce soit elle qui me voit ? Ma stupeur s'accroît quand Éli me traverse
littéralement, sans même s'arrêter. Il est bientôt suivi par son ami, comment
s'appelle t-il déjà. Je ne m'en rappelle plus, mais lui aussi me traverse.
Seule Alicia reste prostrée, bouche bée. Elle me voit et semble aussi
abasourdie que moi.
- Bonjour mon enfant.
Je sais, ça fait un peu ringard
comme entrée en matière, mais c'est tout ce que j'ai pu trouver. Il me faut
aller droit au but car le temps m'est compté. Comme elle reste muette, je
continue :
- Je ne comprends pas pourquoi tu
es la seule à me voir, mais il faut que tu me viennes en aide.
Elle fronce les sourcils.
Parvient-elle à me comprendre. Ça serait le pompon si elle ne pouvait que me
voir. Je hausse le ton, des fois qu'elle soit sourde.
- Comprends-tu ce que je te dis ?
J'ai besoin de ton aide.
- C'est impossible. Je n'ai pas
encore récupérer la vue ni même l'ouïe. Comment ?
- Je n'ai pas la réponse, Alicia.
- Alcinoa.
- Pardon ?
- Mon nom est Alcinoa.
Là, c'est moi qui fronce les
sourcils. Elle est tout le portrait de ma bru, mais elle se nomme différemment.
J'enrage après ce professeur de pacotille. Comment compte-t-il ramener mon fils
à la conscience s'il n'est pas capable d'appeler les gens par leur nom ?
- Vous... Vous êtes le père
d'Éli, n'est-ce-pas ?
- Précisément. Mais par un coup
du sort, je ne peux communiquer qu'avec toi.
- Êtes-vous envoyé par les aînés
de mon peuple ?
Que voulez-vous que je réponde à
ça ? Sérieusement, il exagère Stauros. J'ai dû prononcer son nom tout haut car
elle réplique immédiatement :
- Vous connaissez Stauros ! Vous
êtes venu nous aider alors.
- Pas exactement, c'est plutôt
moi qui ai besoin de ton aide. Il faut absolument que je puisse...
A ce moment précis, un
rugissement monstrueux se fait entendre. Elle est à nouveau en chasse. Et comme
toujours, je suis le gibier.
- Qu'est-ce que c'est que ce cri
?
La bonne nouvelle, c'est
qu'Alcinoa n'est pas la seule à entendre le cri. Éli s'est figé, armes aux
mains. Il se retourne pour voir ou se situe Ali... Non Alcinoa. L'autre gars
imite mon fils et s'équipe de son épée et d'un bouclier. Ça doit être le clown
de service car je l'entends dire :
- Je ne sais pas ce que c'est,
mais ça s'est levé de la patte gauche...
J'espère qu'il se défend mieux
avec son épée qu'avec son humour sinon je ne donne pas cher de sa peau. Il faut
faire vite, je me tourne vers Alcinoa.
- C'est la chimère. Elle le
pourchasse depuis que je suis arrivé dans ce monde.
- Vous aussi vous avez franchit
un portail ?
- C'est trop long à expliquer et
je ne suis pas sûre que tu ne saisisses toute l'affaire. Il faut impérativement
que je rentre en contact avec mon fils. Peux-tu m'aider ?
Je n'ai jamais été très fin en
relation humaine. Je viens de lui demander son aide après avoir mis en doute
ses capacités. Il y a mieux comme manière de faire. Curieusement, elle ne
semble pas vexée. Elle le répond :
- Que voulez-vous que je fasse ?
- Va te mettre face à lui et répète
mot pour mot ce que je vais te dire, d'accord ?
- Je ne sais pas s'il va
m'écouter, on s'est disputé ce matin.
A ce moment, l'autre clown
intervient.
- Avec qui parles-tu Alci ?
Je n'en espérais pas plus. Ça
attire l'attention de mon fils. Il tourne la tête vers nous, hélas, il ne me
voit toujours pas. Je n'ai qu'une poignée de minutes avant que le monstre ne
jaillisse de nulle part.
- Alcinoa, répète après moi :
"Éli, c'est peut être la dernière fois que je peux te parler".
Elle me cite mot pour mot. Il
fronce les sourcils. Il ne comprend pas, il pense qu'elle parle d'elle. Il faut
qu'il comprenne que je suis derrière ces paroles.
- Je regrette de m'être séparé de
toi quand tu as eu dix ans. J'ai couru après des chimères durant des années. Maintenant
que je suis en train de te perdre, je me rends compte de mon erreur.
- Mais qu'est-ce que tu racontes
?
Pourquoi Stauros a t-il mit un
boulet comme cet importun qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Éli reste
muet mais l'autre continue :
- Qu'est-ce qui t'arrive Alci ?
- Tais-toi Basile, c'est à Éli
que je parle.
Décidément, elle est bien cette
petite. Maintenant que j'ai son attention, il faut que j'enfonce le clou.
- Éli, je suis mourant, c'est ma
dernière chance de te dire ce que j'aurais dû il y a bien longtemps.
Elle me cite fidèlement. Éli
s'approche d'elle. Son regard est pénétrant. Il a une expression qui me
rappelle sa mère.
- Je suis fier de toi mon fils.
Je l'ai toujours été. Je regrette tellement de ne pas avoir pu te le dire
avant. Je n'ai pas su être présent quand tu avais besoin de moi. Je n'ai même
pris le temps de venir à ton mariage avec Alicia.
Les deux derniers mots manquent
dans la bouche de la fée. Elle me regarde les yeux embués de larmes. Sa lèvre inférieure
tremble. Colère ou profonde tristesse ? Je ne saurais le dire. Je n'ai jamais
été très doué pour décrypter les émotions humaines. Comme par hasard, c'est à
ce moment précis que la chimère bondit dans la clairière ou nous nous
trouvions. La fée reste prostrée comme si tout son univers s'était écroulé. Je
dégaine mon arme pour faire face à mon adversaire. Quand Basile s'écrit :
- Qu'est-ce que c'est que ce
monstre ?
Éli et moi répondons d'une seule
voix :
- C'est une chimère !
Elle fait la taille d'un ours. Un
corps de félin surmonté d'une triple tête, une de lion, une de bouc et une de
dragon. C'est cette dernière qui parle :
- Je vais en finir avec toi
vieillard.
- Comme les deux jours précédents
?
Ma réplique est orgueilleuse car
la chimère apprend de ses erreurs. Si j'ai réussit à la vaincre par deux fois,
je n'ai pu le faire de la même manière. A chaque affrontement, elle retient mes
passes d'arme et s'adapte. Seulement cette fois je ne suis pas seul.
Bizarrement, mes compagnons peuvent la voir.
- A qui parle telle ? Demande
Basile.
- On verra plus tard, répond Éli
en s'élançant vers le monstre.
Mon fils a beau être un
combattant émérite, il charge sans connaître son adversaire. En plus de ses
trois têtes, elle possède également une queue de scorpion. Elle s'en sert pour
le tenir à distance tandis qu'elle s'approche de moi. Par voie de conséquence,
la fée se trouve sur son passage.
- Basile ! Bouge-la !
L'ordre d'Éli fait sursauter
l'intéressé. Néanmoins, il s'exécute en soulevant la fée comme une fleur pour
l'amener à couvert. Elle est toujours choquée de ce que je lui ai fait dire. Je
ne comprends que trop tard le pourquoi. Si c'est une projection d'Alicia, elle
doit avoir des sentiments pour Éli mais peut être pas conscience de son
identité. Je n'ai pas le temps de continuer à réfléchir. Le combat se dirige
vers moi malgré tout les efforts d'Éli pour stopper la progression de la bête.
Il lui administre un tranchant qui aurait dû sectionner sa queue. Au lieu de
ça, sa lame passe littéralement à travers l'appendice caudal. Il s'écrit :
- Je ne parviens pas à la toucher
!
Basile s'est également lancé dans
le combat, tout aussi vainement. Il ne fait aucun doute que je n'échapperais
pas à un nouvel assaut. Le fait que personne d'autre que moi ne puisse la
toucher doit être dû à un lien entre nous. La chimère se réjouit de voir ses
assaillants inutiles.
- Tu n'es même pas capable de
t'associer avec de vrais combattants. Tu ne mérites que de mourir.
- Après toi !
Mon cri est puissant témoignant
de la rage qui m'habite. Rage de devoir à nouveau tenter de vaincre ce monstre.
Rage de ne pouvoir parler à mon fils directement. Rage d'en être réduit à ça
après avoir sacrifié ma paternité sur l'autel du travail. L'avantage de se ruer
à l'attaque, c'est la surprise de l'adversaire. L'inconvénient réside dans le
peu de réflexion qui pousse à se mettre dans une situation difficile.
Je ne remarque que trop tard que
mon cri n'a pas eu que pour seul effet de surprendre la chimère. Il a été
entendu par toutes les personnes présentes. Malheureusement, avec une
conséquence inattendue. La première à se remettre de la surprise plonge son
dard empoisonné dans le ventre d'Éli. Il hoquette sous le choc et se plie en
deux, vomissant sang et venin noir. Le cri suivant est poussé par la fée, un
"NON" fort qui fait trembler la terre. Je me jette sur le côté pour
rattraper Éli qui s'effondre. Alors que la première fois, il m'était passé au
travers, cette foi, je parviens à amortir sa chute.
La chimère y voit une occasion de
me clouer au sol, mais c'est sans compter sur la fée. Défigurée par une colère
noire, elle rayonne au milieu d'une colonne de flamme qui s'élève haut dans le
ciel. Chimère hésite à poursuivre son attaque devant une telle menace.
Va-t-elle être inoffensive comme les deux hommes ? Elle ne peut se permettre de
le découvrir trop tard. La tête de dragon vomit un torrent de flammes qui
frappent de plein fouet la fée. La violence de l'attaque la fait reculer mais
n'est pas suffisant pour pénétrer son mur protecteur. Alcinoa, la fée, se
tourne vers Basile :
- Utilise mon bâton, vite ! Je
le charge de ce monstre.
A ces mots, Chimère fanfaronne :
- Au cas où tu ne l'aurais pas
remarqué, vous ne pouvez pas m'atteindre.
- C'est ce qu'on va voir.
Joignant le geste à la parole,
elle pose sa main au sol, la paume tournée vers la chimère. Une vague
tellurique se propage, extirpant du sol des lames de pierre acérées comme des
couperets. Chimère fait un premier bond de côté tout en remarquant la fée renouveler
le mouvement en changeant la direction.
Je quitte le combat des yeux car
l'improbable se produit. Éli touche mon visage. Le sien est tordu par la
douleur du combat interne entre le poison virulent et le soin du bâton. Il
parvient à balbutier un " papa" qui m'arrache les larmes.
Je tourne la tête car la chimère
a changé de côté. Elle bondit afin de nous placer entre elle et la fée. Je ne
la reconnais plus, elle a les cheveux en bataille, le regard hystérique d'une
folle. Pourtant, elle sait exactement ce qu'elle fait. Elle utilise l'air pour
soulever la chimère. Sentant ses pâtes décollées de terre, elle vomit un
nouveau fleuve incendiaire, dans notre direction. Alors que je vois les flammes
s'approcher fatalement, la fée apparaît devant nous pour absorber l'attaque.
S'est-elle téléporter ? Je n'en sais rien. Toutefois, je ne suis pas le seul
surpris. Chimère enrage. Elle ne peut plus rien faire d'autre que d'assister à
sa mise à mort. Alcinoa l'englobe dans une sorte de sphère. Au début, je n'ai
pas très bien compris son dessein. C'est en voyant les trois têtes de la
chimère tenter de respirer que je saisis. Privé d'oxygène, elle met quelques
minutes avant de s'effondrer sur elle même, désagrégé dans une poussière noire.
Alors que la pression tombe, je
remercie ma bienfaitrice :
- Je pensais être le seul à
pouvoir la vaincre, merci
- Ce n'est pas pour vous que je
l'ai fait. Vous allez partir très vite et très loin de nous.
- Mais je dois parler à mon fils.
- Hors de question, je vous ai
fait confiance, mais vous lui farcissez la tête d'inepties. Éli est l'homme de
ma vie. Il n'est pas marié à une autre !
En trois phrases le ton est monté
de sorte que je comprends qu'il ne vaut mieux pas s'attarder. Je me lève sans
quitter les yeux de braises de cette fée furieuse. Marchand à reculons, je me
glisse derrière un bosquet d'arbres. Je ne quitte pas le trio des yeux tout en
prenant garde d'être vu. Elle reprend son bâton et achève la guérison d'Éli. Il
reste faible, allongé sur le sol. Je vois ses lèvres bouger, il parle. Je
n'entends rien. Alcinoa n'a pas l'air d'être ravie par ce qu'il dit. Et Basile
se garde bien de s'en mêler. Il me faut rester dans les parages. Ainsi, quand
Éli aura assez de force pour prendre un tour de garde, je pourrais lui parler.