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dimanche 29 décembre 2013

Partie 2 - Chapitre 8

Chapitre 8 : Alcinoa
C'est la première fois depuis que nous avons franchi le portail que je rencontre une créature féerique. Une dryade, une nymphe de l'eau. 


Elle est apparue non loin de la source qui alimente le village de Tégée. Les habitants ont demandé à Éli de les aider. Beaucoup étaient malades. Leurs symptômes correspondaient à un empoisonnement. Comme à chaque fois, il n'a pas pu refuser. Les hommes encore valides arrivaient avec peine à protéger leur villages des attaques de plus en plus courantes.
Nous avons donc pris le chemin de la source car l'herboriste nous a indiqué que les plantes étaient également touchées. Avant d'y arriver, Éli a dû se frayer un chemin à coup d'épée parmi les araignées de taille humaine. C'est curieux de voir Éli se battre. Enfin quand je dis "voir", vous me comprenez. Je ne discerne que les brassards, l'épée, le bouclier et les jambières. C'est comme si ces objets étaient animés par une volonté propre. Quel soulagement de voir enfin quelqu'un d'autre que Stauros. Je ne sais pas pourquoi, mais je vois la dryade comme elle me voit.
Ondine nous apprend que la grotte, dans laquelle la rivière qui alimente le village prend sa source, est infestée d'arachnéen. 


Si Éli n'a pas réussi à me convaincre de rester au village, il parvient à me demander de rester en compagnie d'Ondine. J'accepte facilement, ce qui étonne mon partenaire. Forcément, il ne sait pas que je la voie. Une fois informé, il nous laisse pour pénétrer dans le bastion arachnéen.
Je profite de pouvoir discuter avec elle pour aborder ce qui me trotte dans la tête. Je sens bien qu'elle est soucieuse. Elle ne m'écoute qu'à moitié. J'essaie de la rassurer en lui vantant les mérites d'Éli. Elle me remercie puis me pose une question qui me déstabilise :
- Vous n'êtes pas de ce monde, pourquoi êtes-vous là ?
Je ne peux répondre puisque je ne le sais pas. Cette fois j'ai son attention. Je lui explique notre histoire, le portail, la perte des sens et de la mémoire. Ondine m'écoute religieusement. A mesure que le temps passe, elle me donne l'impression d'aller mieux, d'être moins abattue. Ce dit-elle qu'il y a pire que ce qu'elle subit ? Non, elle doit être liée à la source. Le fait qu'elle aille mieux ne peut signifier qu'une chose : Éli remplit sa part du marché.
Il ne tarde pas à apparaître. Je devine à l'expression de la nymphe qu'il a réussit, mais à quel prix. Elle lui demande de se plonger dans la rivière. Il doit tituber, la démarche de ses jambières est mal assurée. Je me saisie de mon bâton. Ondine m'indique que cela ne sera pas nécessaire. L'eau recouvre Éli de sorte que je le vois, comme la fois où il avait utilisé l'air. Il a l'air épuisé. Je constate avec horreur les plaies sur ces membres. L'eau alliée à la maîtrise élémentaire d'Ondine referme les estafilades. En quelques minutes de ce traitement, il est métamorphosé. Il bondit hors de l'eau. Tandis que l'élément s'écoule, attiré par le sol, ses traits s'effacent peu à peu. Malgré ses réticences, Éli finit par accepter trois fioles contenant l'eau de la source. Bien plus efficace que n'importe quelle potion, je suis rassurée. Il en aura sans doute très vite l'usage.
Nous traversons à nouveau le village de Tégée. Le chef tient également à nous remercier. Éli refuse l'or argumentant qu'il leur sera utile pour renforcer les défenses du village. Par contre, il accepte le morceau de relique qu'il lui tend. Il n'a pas besoin de me regarder pour savoir que je jubile. C'est le deuxième tiers. Il rapproche les deux morceaux qui émettent une lueur diffuse et se soude. Après nous être restaurés, nous reprenons la route en direction de Mycènes. Éli est plus taciturne que d'habitude. Je me doute qu'il appréhende ce qu'il va avoir à affronter. J'essaie d'aborder le sujet. Mais il élude en prétextant qu’il ne laissera rien entraver la quête.
Cette pugnacité m'a toujours plu chez lui. Seulement aujourd'hui, elle me fait peur. Il est capable de s'infliger les pires tourments pour atteindre son but. Je me demande ce que Stauros lui a rappelé. Après tout, n'a-t-il pas récupéré une part de sa mémoire ? Il ne m'en parle pas. C'est-il fait rouler ? A moins qu'il estime que je ne pourrais pas comprendre. A mesure que nous avançons, il me donne l'impression d'être de plus en plus à cran. Chaque adversaire qu'il affronte ne fait pas long feu. Il manipule les éléments de mieux en mieux. Maintenant, il arrive à créer une vague de feu qui tourne autour de lui. Nul ne peut lui porter un coup sans subir des brûlures. Ça devrait les dissuader, pourtant ils semblent atteints d'une frénésie. Même si je ne vois aucun d'eux, je discerne chaque mouvement d'Éli. Ils sont de plus en plus rapides, plus agressifs aussi. Il ne s'embarrasse plus de technique de défense. Il attaque encore et encore. Ça doit payer car je ne fais plus usage de mon bâton. Entre chaque combat, je lui demande s'il en a besoin. A chaque fois, il refuse. Il ne s'arrête plus pour se reposer. Tant est si bien que je suis obligée de lui suggérer. Alors qu'il nous installe dans une grotte pour la nuit, je n'y tiens plus :
- Éli, tu me fais peur. Tu n'es plus pareil depuis que tu as récupéré une partie de ta mémoire.
Après une réponse évasive sur le ton de l'irritation, je sens de la lassitude dans sa voix :
- Je suis désolé... Je suis perdu...
- Comment ça ?
- Je ne suis pas sûr que tu comprennes.
- Ça ne risque pas si tu ne m'en parle pas.
Éli se met à m'expliquer ses souvenirs. Les questions qu'il se pose sont profondes. Il avait raison sur le fait que je ne comprendrais pas. Comment peut-il avoir l'impression de connaître ces contrées ? Nous les découvrons à mesure de notre voyage. Tout en l'écoutant me parler, les paroles d'Ondine me reviennent à l'esprit. Elle avait vu juste en disant que nous n'étions pas de ce monde. Pour elle, le portail était la clé. Seulement, le fait qu'il est disparu après notre passage n'était pas logique. C'est à ce moment que j'ai compris que nous ne l'avions pas réellement cherché. Éli me regarde avec attention en répétant sa phrase :
- Alors, qu'en penses-tu ?
Je baisse les yeux. Ce n'est pas un mouvement volontaire. Plus une habitude que l'on a quand on ne sait pas quoi dire. Bien sûr, quand on est privé de la vue, ça doit faire bizarre.
- Tu vois... Je ne voulais pas t'en parler par soucis de te préserver.
- Éli, ce n'est pas parce que je n'ai plus mes sens que je ne peux pas t'être utile. Je suis certaine que le simple fait d'en avoir parlé t'a fait du bien.
Je me lance dans le court récit de ma discussion avec Ondine. Éli m'écoute, lançant parfois quelques commentaires. Par exemple, il est certain que le portail se soit fermé après notre passage. Je dois avouer que n'étant pas privé de ses sens, je ne suis pas surprise. Il lui a été plus facile de le remarquer. Mais quand je lui demande si nous avons été les seuls à le franchir, il reconnaît avoir été comme assommé. D'où la question : s'il n'était pas conscient, comment être sûr que d'autres créatures ne l'ont pas utilisé ? Il me rappelle que la seule créature qu'il y avait était un dragonien. Comme il n'en a pas profité pour nous tuer, il n'est pas passé. Je lui répète la phrase d’Ondine : Vous ne savez pas depuis combien de temps il était ouvert, ni ce qui l'avait déjà traversé.
" Un point pour la nymphe" déclare Éli sur un ton qui en dit long. Il est perplexe, néanmoins il ajoute :
- Je ne vois pas le rapport avec le fait que je sois déjà venu ici à une autre époque...
- Parce ce que tu en es convaincu ?
- Je ne vois pas d'autre explication.
Effectivement, je ne peux pas trouver d'arguments logiques à y opposer. Si Éli voit des lieux verdoyants devenus érodés par le temps, le portail doit avoir un pouvoir temporel. Dans ce cas, l'absence de mes sens handicape encore plus que je ne l'imaginais.
Nous décidons de prendre un peu de repos avant de nous remettre en route. Enfin, je dois me reposer, car Éli monte la garde. Même à l'abri dans cette grotte, il n'est pas tranquille. Il ne veut pas que je sois encore la cible d'une quelconque attaque. Je crois qu'il s'en veut que la harpie m'ait atteinte. Je lui souffle :
- Ce n'est pas de ta faute.
Je ne suis pas en mesure de le sentir, mais je m'endors convaincue qu'il passe ses doigts dans mes cheveux.


samedi 21 décembre 2013

Partie 2 - Chapitre 7

Chapitre 7 – Hector Guerreor.
Quel pitre ! Il n’est même pas capable de trouver l’université de mon fils. Ça pour venir me débiter du salami en tranche, y’a du monde. Quand je pense qu’il a marché sur le tatami avec ses chaussures. J’aurais dû le corriger. Le vieux maître Galéa Sensei m’a enseigné à ne pas relever l’insulte. Il me faut être comme l’eau, fluide. Mais certaines choses me glacent, c’est plus fort que moi…
Un accident de voiture. Comment est-ce possible ? Pourquoi Alicia ne m’a-t-elle pas prévenu ? Serait-elle également touchée ? Il faudrait que j’aille voir à l’hôpital. Mmm, non, je sais, la dernière fois, j’ai mis trois jours à rentrer. Plus moyen de me souvenir du chemin de la maison.
- « SHOMEN UCHI ». « CHUDAN TSUKI ». « MAE GERI ».
Il faut que j’extériorise. Quand mes pensées se mêlent et que je n’arrive plus à faire la part entre le vrai et le faux, rien de tel que d’exécuter des katas. Ou en étais-je ? Mycènes, ma belle… pourquoi n’as-tu pas vu venir le danger ? Comment une cité, fière comme toi, a-t-elle pu se désagréger ainsi ? Comment ça un tremblement de terre ! Pourquoi pas une éruption, non mieux encore, une météorite. Ah cher Henrich Schliemann, les confrères ne sont pas tendre avec les pionniers. Ce qui m’inquiète, c’est qu’un an après votre méa-culpa, vous passâtes de vie à trépas… Voilà pourquoi je ne lâche pas l’affaire.
Schliemann ne jurait que par la réalité de l’Iliade. Si cette œuvre retrace la réalité, alors, dieux, déesses et autres monstres fabuleux le sont également. Par conséquent, mon basilic est on ne peut plus solide. Bah, de toute façon, il y aura toujours un âne pour braire plus fort que les autres. Ce qu’il y a d’effarant avec les ânes, c’est qu’ils deviennent des moutons… De Panurges.
Si je ne peux sortir, il faut que j’appelle. Oui, mais si Alicia est aussi à l’hôpital, je n’aurais pas de réponse. Dans ce cas, je trouvais le moyen de faire revenir ce pignouf.
Je n’en reviens pas. Ne pas vouloir passer son deuxième dan alors qu’il a largement la connaissance et le temps minimum requis. Tout ça pour cette fille. Oh, bien sûr, moi aussi j’ai flirté. Pour ce que ça m’a apporté ! Un enterrement comme premier anniversaire de mariage ! Et un gamin. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ? Tu es tout ce qu’il me reste d’elle. Ma chère Adélaïde, si jeune, si belle. Tu voulais l’appeler éliot, je lui préférais James. Comment pouvais-je ne pas respecter ta dernière volonté ? Ton dernier souffle ?
- « Ushiro eri dori ». « Kote gaeshi ». « Shiho nage ». « Ikkyo » !
Raaahh, le passé embrouille le présent rendant le futur nébuleux. Avec un basilic, ça serait vite réglé. Un p’tit coup d’haleine pas fraîche et hop, fossilisé pour le restant de ta mort.
- Amy, tu finiras par m’avoir, c’est certain. Mais je ne m’en irais pas sans combattre. Je sais que c’est la guerre du pot de terre contre la plaque de fer. Mais laisse moi le revoir autrement qu’allongé dans ce lit relié à toute cette machinerie. Jouons ce jeu que tu détestes : dis-moi un nom et je te donne un souvenir.
Comment ça, à quoi bon ? Je veux le revoir, tu m’entends ?

samedi 14 décembre 2013

Partie 2 - Chapitre 6

Chapitre 6 - Alicia
Je rentre après ma journée de travail. Je n'ai pas eu le cœur à refuser de faire des heures sup. Pierre, mon patron, devait être aussi mal à l'aise de me le proposer. Mais il n'avait pas le choix. On peut dire ce que l'on veut sur cet homme, il a toujours été correct avec moi. Il a la cinquantaine bien sonné, passe le plus clair de son temps dans son restaurant. Quand il est fermé, il fait ses comptes, répare ce qui doit l'être ou cherche de nouvelles recettes. Je crois qu'il n'aime pas se retrouver seul dans l'appartement qu'il a aménagé au-dessus. Toujours est-il qu'entre la blessure en cuisine et la serveuse qui a dû partir chez le médecin, il ne lui restait plus trop de choix. De toute façon, je lui devais bien cela. Ne m'a-t-il pas donné ma matinée ? Je suis harassée, mais satisfaite car je n'ai pas eu le temps de m'apitoyer sur mon sort.
Le vent est frais pour la saison, je presse le pas d'autant que je n'aime pas marcher seule dans les rues de nuit. Je reste vigilante car même si le quartier est résidentiel, il arrive régulièrement que des bandes y circulent. Je franchis un bloc quand une voix me fait sursauter.
- Tu te fais désirer.
Je reconnais David, si bien que même si je n'ai pas très envie le voir, sa présence me rassure. Il a les mains dans les poches de son blouson et me fait signe en écartant son bras qu'il souhaite que je m'y accroche. Je cale mon pas sur le sien sans un mot. C'est lui qui brise la glace :
- Je tiens à m'excuser Ali, je me rends compte que j'ai été lourd ces derniers temps.
Je ne peux réprimer un sourire. Ça ne l'empêche pas de continuer.
- Je comprends que tu es besoin de te retrouver seule pour faire le point. Je m'inquiète juste de ta santé. Je ne voudrais pas que ce pseudo scientifique te ruine le moral.
- Tu ne crois pas qu'il soit possible qu'Éli revienne ?
- Ce n'est pas ce que je veux dire. Je pense que si Éli avait dû sortir du coma, il l'aurait fait depuis longtemps.
Me sentant tressaillir, il retient ma main pour que je ne lâche pas son bras et continu :
- Je suis peut être une des personnes qui tient le plus à ton mari. Hormis toi et le vieux Hector, je connais Éli depuis des années. Il a toujours été un battant.
- Justement, c'est pour ça que je crois que la thérapie du professeur Stauros va marcher ! Dis-je en haussant le ton.
Nous nous arrêtons. David me fait face plaçant ses mains sur mes épaules.
- Ne te méprend pas. J'aimerais avoir ta foi. Mais n'a-t-il pas fait un arrêt cardiaque ?
Je suis décontenancée par sa logique. Puis je m'interroge. Comment-t-il eu cette information ? Nous étions trois témoins de l'incident. Lisant mon cheminement de pensée, il devance ma question.
- Je connais bien Ophélie, l'infirmière qui travaille avec lui. Je trouve déjà plus que moyen le fait de demander à son personnel le genre d'intervention qui lui a fait faire.
Là, il marque un point. Je n'ai pas apprécié qu'il demande à son infirmière d'embrasser mon mari. Comme il se doute de m'avoir gagné à sa cause, il continue :
- Sa thérapie est expérimentale, personne ne peut se risquer à émettre un pourcentage de réussite. Laisser Éli dans les mains de cet apprenti sorcier est de l'inconscience.
Il doit regretter immédiatement ce qu'il vient de dire car il tente de me retenir. Je me dégage en hurlant. Je lui jette à la figure des choses horribles comme : "J'en ai rien à faire de ton point de vue de trouillard !" Ou encore : "Barre toi, je ne veux plus te revoir ! Avec des amis comme toi, on a plus besoin d'ennemis !" Je vois bien à son expression que je le blesse à chaque phrase. Il reste là, planté au milieu du trottoir tandis que je m'élance en courant vers mon appartement. Alors que je vois mon immeuble se dessiner devant moi, je suis prise d'un haut le cœur. Je me plie en deux au-dessus du caniveau pour rendre ce que j'ai grignoté quelques heures plus tôt. La sensation est infecte, brûlant ma gorge. Je suis encore penché en deux quand je sens une main se poser sur mon dos.
- Je suis désolé Ali... On dirait qu'à chaque fois que je veux faire bien, je flanque tout par terre.
Je me redresse sans le regarder afin d'essuyer d'un revers ma salive. Il attend ma réponse. Il ne veut me laisser dans cet état. J'ai été odieuse envers lui, mais il reste attentionné. Il est désarmant. Que puis-je faire ou dire pour m'en défaire sans me le mettre à dos ?
- Je n'ai pas besoin d'entendre ça, David. Tu ne crois pas que je suis capable de me faire peur toute seule. J'ai mes doutes, mais je ne veux pas abandonner Éli sans avoir tout tenté. Peux-tu comprendre ça ?
Il reste prostré dans un mutisme affligeant sans un mot à ajouter. Du coup, je le laisse là, me regarder rentrer chez moi. A deux pas de la porte, j'ai déjà du regret. Je me retourne pour m'excuser, il est partit. Je le vois s'enfoncer, avaler par la nuit. Quelle sympathique femme je fais. Je sais qu'il me dit cela pour mon bien, et il a probablement raison. Seulement, je suis certaine qu'Éli se serait battu pour moi. Il aurait tout tenté, même ce qui peut paraître impossible. Je lui dois bien cela.
Je referme la porte de mon appartement, accroche mon blouson au porte-manteau. Je regarde mon téléphone qui clignote pour me signaler que j'ai des messages sur le répondeur. Je suis crevée. J'ai peur que ce soit encore David, ou Stauros me demandant encore des enseignements. Demain il fera jour. Je fais le service de soirée, je pourrais dormir jusqu'à midi. J'ouvre la pharmacie, débouche le flacon de somnifères et pose un comprimé sous ma langue. Je l'avale avec un verre d'eau et me glisse sous les draps. Comme bien souvent je serre l'oreiller d'Éli contre moi tandis que je laisse les larmes couler. Je suis fatiguée que je ne me sens pas partir. Mes pensées se fondent en rêve. Je me voie, le jour où Éli m'a offert la panoplie de fée. Revêtue de cette fine robe rose, je tournoie comme une gamine sous le regard amusé de celui qui deviendra mon époux. Puis, les années passent, nous sommes dans le cabinet du docteur en gynécologie. Il nous apprend que nous ne pourrons jamais avoir d'enfant. Je pleure alors qu'Éli me tient la main. Je sais qu'il est tout aussi effondré que moi, mais il le cache. Nous avions passé tout l'été à aménager la chambre. J'aurais tellement aimé sentir la vie en moi, voir notre enfant grandir. Cela n'arrivera jamais.
Nous sommes dans la voiture. Nous avons quitté le repas de fin d'année de l'université où enseigne Éli. Il fait froid mais les routes sont sèches. A cette heure tardive, il y a peu de circulation. Nous arrivons au carrefour fatidique. Je sais que je suis endormie, que je rêve, pourtant mon cœur s'emballe à mesure que nous nous en approchons. Les images défilent maintenant ralenti. Le feu vient de passer au vert. Éli, qui avait réduit sa vitesse, accélère. Je vois les phares du camion qui grossissent. 

Éli tourne la tête. Son reflet dans la vitre marque l'étonnement puis la peur dans la fraction de seconde qui succède. L'impact est violent, assourdissant et laisse place à la nuit. Quand j'émerge, ce sont les lumières des pompiers qui découpent la voiture pour nous sortir. Ensuite, une succession d'images décousues. Tantôt allongée sur une civière écoutant la voix pleine de tact de l'infirmier. Tantôt assise au chevet d'Éli, espérant qu'il reprenne conscience. Le service d'urgence a été très compétent avec son corps. Toutes ses blessures ont été soignées. Les jours, les semaines puis les mois se sont succédé sans qu'il ne revienne. Les médecins ne comprennent pas. Je me voie assise dans le bureau du chef de service. "C'est comme s'il s'opposait à reprendre conscience". Comment peut-il ne pas avoir envie de sortir du coma ? Cette simple phrase a déchiré quelque chose en moi. Je me suis mise à réfléchir aux éventuelles raisons. Aucune ne semblait logique, hormis peut être ma stérilité.
Au bout d'un an, j'avais acquis la certitude d'être responsable de son état. C'est à ce moment que David a pris une part plus importante dans ma vie, bien malgré moi. Nous avons passé du temps ensemble. Il me répétait que le véritable responsable était ce chauffeur. Il avait cumulé trop d'heures de conduite sans pose. Il a fermé les yeux que quelques secondes, pour notre malheur, et le sien. Il n'a plus jamais conduit. Pendant plusieurs années, il est venu à l'anniversaire de l'accident. Peu de mots, le regard contrit. Au fil du temps, il m'a appris qu'il s'était reconstruit, en partie tout au moins. Il a fondé une association pour venir en aide aux sinistrés de la route. Il parcourt aussi les sociétés de transport comme consultant afin de sensibiliser aux risques de la route. J'ai été surprise la première fois qu'il m'a remis un chèque. La somme m'a permise de régler quelques mois de soins. Ça fait deux ans que je n'ai plus de nouvelles.
Une sonnerie retentit. Je n'arrive pas à la cerner. Je fronce les sourcils. Ce n'est pas un rêve, c'est mon portable.

samedi 7 décembre 2013

Partie 2 - Chapitre 5

Chapitre 5 : Michel Stauros.
Je voulais en apprendre davantage sur Eliot Guerreor. Bien sûr, son épouse m'avait fourni un grand nombre de précieux renseignements, mais j'avais l'impression de n'avoir qu'une version. Un peu comme-ci je n'avais qu'une face d'une pièce. Il était maintenant temps de voir le côté face de mon patient.
C'est le coup de téléphone que j'avais reçu hier qui m'en a donné l'idée. Curieusement, cet homme qui se dit être un ami d'Eli, m'a fait réfléchir. Pourquoi ne pas aller voir son père ? Alicia m'en avait dressé un portrait plutôt lugubre. Je me devais, en tant qu'homme de science, d'explorer tout les aspects de la question.
J'arrête ma voiture devant les grilles de la propriété de Monsieur Hector Guerreor. J'appuie sur le bouton du boîtier se trouvant à hauteur de ma vitre avant. Le portail s'ouvre sans même que l'on me demande de me présenter. J'avance en suivant le chemin tout en regardant le parc magnifique que je découvre à mesure. Un petit bois encadre un étang large d'une vingtaine de mètres et long du double. 

Au milieu de l’arrondi le plus proche de la maison, il y a un ponton en bois vermoulu par le temps et l'humidité. La villa est une grande maison de pierre de trois étages si je me fis aux fenêtres donnant sur le parc. Je stoppe devant le perron, sors de mon véhicule et gravis les quatre marches qui me mènent à la double porte en chêne massif. Au moment où je m'apprête à frapper, la porte s'ouvre. J'écarte le lourd battant, entre en appelant.
L'intérieur est déroutant. Je m'attendais à découvrir un hall d'entrée assortit au style de la demeure, avec escalier en marbre et lustre suspendu. Au lieu de ça, c'est une grande pièce à colonnes auxquelles sont fixés des chandeliers de cuivre. Chacun a un cierge qui brûle projetant sur le sol une ombre dans la direction d'un des points cardinaux. Le seul meuble se trouve face à l'entrée. C'est un ancien secrétaire que l'on ouvre en soulevant le rideau de bois. Au dessus, accroché au mur, il y a un cadre arborant la photo d'un homme et d'un garçon posant devant des ruines antiques. De chaque côté de ce meuble, se trouve une porte en chêne. Personne n'est là pour m'accueillir. J'appelle une première fois. La curiosité me fait m'approcher du cadre. Je ne m'aperçois pas que mes pieds foulent un tapis. Soudain je sursaute en entendant :
- STOP ! On se déchausse sur le tatami.
Je recule rapidement vers l'entrée en me confondant en excuse. Mon hôte me fait face, surgissant de l'ombre d'une colonne. Il est vêtu de la tenue des pratiquants des arts martiaux, un kimono à la veste blanche et au pantalon noir tenu par une ceinture de la même couleur. Son visage est marqué par le temps. Ses sourcils broussailleux sont blancs, comme sa barbe et ce qu'il lui reste de cheveux. Il me salut, les bras le long du corps, en se penchant en avant sans pour autant me quitter des yeux. L'idée qu'il voit en moi un possible adversaire me traverse l'esprit. Mais j'avoue être plus à mon aise sur un green que sur un tapis de combat. Il s'assoit sur les talons et me fait signe de faire de même. Je retire mes chaussures maladroitement en me remerciant d'avoir mis mes plus belles chaussettes. Je croise mes jambes devant moi, tentant la position du lotus que je n'ai plus employé depuis les cours de gym de l'école.
Nous restons à nous regarder de longues minutes, quand, n'y tenant plus, je finis par me présenter :
- Je suis Michel Stauros, professeur à...
- Je sais qui vous êtes. Mais je m’interroge sur le motif de votre venue.
Je repense à la façon dont Alicia m'a présenté son beau-père. J'ai du mal à voir dans cet homme, quelqu'un de diminué par la maladie d'Alzheimer.
- Je m'occupe de votre fils, Eliot. Il est un de mes patients et je pensais... J'espérais que vous pourriez m'en apprendre davantage sur lui.
- Eliot est à l'université. Vous devez faire erreur.
Là, je comprends mieux ce qu'elle m'avait dit. Il va me falloir la jouer fine s'il ne se souvient pas d'autre chose que d'un lointain passé.
- Dans quelle université est-il ?
- Celle où il étudie l'histoire ancienne.
- Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ?
- Lors des dernières vacances, il a régressé. C'est sa petite copine qui l'empêche de continuer à s'entraîner.
- Aux arts martiaux ?
- Non, au tricot... Bien sûr, à l'aïkido, il devrait déjà avoir passé son deuxième dan.
Ça se complique. Je n'y connais rien dans cette discipline. Je ne vois pas très bien comment m'en sortir. Je décide donc de changer de sujet.
- Il étudie l'histoire ancienne pour vous aider dans vos recherches ?
Il sourit de coin. Je dois avoir mis le doigt sur un désaccord familial. Autant continuer dans cette voie.
- Vous êtes bien archéologue, non ? Donc l'étude de l'histoire d'ancienne civilisation sera un atout précieux.
- Ai-je l'air d'avoir besoin d'un assistant auquel on aura farcit l'esprit de toutes sortes de fariboles !
Il monte en pression. Faut que je trouve un moyen de l'amener à me parler de son fils. Mais comment faire ? Il me tend la perche.
- J'ai tout fait pour le mettre en garde sur ce que l'on apprend dans ce type d'établissement. Il a appris bien plus de choses à mes côtés durant les dix premières années de sa vie que depuis qu'il est partit.
- Pourquoi est-il partit ?
- C'est une longue histoire.
- J'ai tout mon temps. (C'est un pieux mensonge, mais il ne peut pas le savoir).
Il se met à me raconter sa version. Comment il a élevé son fils en le trimbalant d'un site de fouilles à un autre. La façon dont il utilisait chacun pour lui enseigner l'histoire. Dans le même temps, il lui apprenait l'aïkido, discipline nécessitant de la rigueur, de la concentration, de la connaissance de soi et des faiblesses de ses adversaires. Puis le fameux jour de la rencontre avec celle qui devint sa maîtresse. Je mets un certain temps à comprendre qu'il ne parlait pas d'une femme mais de sa maladie. Doué d'une grande intelligence, Hector Guerreor a deviné, dès les premiers symptômes, qu'il ne serait plus jamais à même d'exercer ni son travail, ni son rôle de père. Avec un grand déchirement, il a fait le sacrifice ultime de se séparer de son fils, pour son bien. Il l'a envoyé dans un pensionnat afin qu'il puisse recevoir la meilleure éducation possible. Certes, pas aussi bonne que celle qu'il aurait reçu en restant à ses côtés, mais une qui ferait de lui un adulte accompli. Soudain, il se lève d'un bon, se met à se battre contre des adversaires imaginaires. Poussant des cris à chaque assaut, je commence à craindre pour mon intégrité. Hésitant à me lever pour fuir, je me risque à poser une nouvelle question :
- Comment a-t-il pris la chose ?
Après quelques moulinets des bras, il pousse une longue expiration en tendant le bras vers moi puis se rassoit.
- Pas très bien au début. Il s'est fait des ennemis parmi les autres élèves. Grâce à mon enseignement, il a triomphé de pratiquement toutes ses peurs.
Je lève un sourcil interrogateur sans avoir à formuler mes pensées car il enchaîne :
- Il s'est imposé comme le meilleur de sa catégorie, seulement il n'a jamais triomphé de son pire cauchemar.
Encore une fois, je dois afficher une expression d'incompréhension car il précise :
- Le basilic l'a toujours terrorisé. Se réveillant la nuit en sueur dans d'horribles cris, j'ai toujours regretté de l'avoir mêlé à ma déchéance.
Il me fait part de sa théorie sur la destruction de Mycènes. Comment les scientifiques de l'époque l’avaient tourné en dérision. Cela avait profondément marqué son jeune esprit au point qu'il en rêvait la nuit. Je note dans un coin de ne pas oublier de me faire confirmer cela par Alicia. J'écoute à moitié les explications farfelues qu'il me donne sur la disparition de cette puissance grecque. Est-ce la réalité ou les divagations d’un homme diminué par la maladie. Je suis plongé dans mes pensées, me disant que j'avais peut être exagéré en plaçant ce monstre en obstacle pour l'obtention du deuxième sens. Quand je réalise qu'il ne dit plus rien. Son regard pénétrant me scrute de sorte que j'ai l'impression d'être transparent. Je lui souris espérant que cette marque amicale pourra mettre un terme à ma visite. C'est sans compter sur sa curiosité. Brillant d'une lucidité que je n'avais pas encore perçue, il m'interroge :
- Vous avez dit qu'Eliot était votre patient. De quoi souffre-t-il ?
Les traits de son visage témoignent d'une profonde lassitude similaire à celle d'un combattant lassé de se battre. Se pourrait-il qu'il s'efforce de lutter contre sa maladie comme si elle était un adversaire redoutable ? Quelque part, ce n'est pas très loin du traitement que j'administre à son fils. Je joue donc la carte de sa vérité. Je lui raconte l'accident, le coma depuis dix ans et ma tentative de résilience. Il m'écoute sans m'interrompre durant toute ma digression. Quand je mets un point à mon récit, il reste prostré. Je laisse passer quelques interminables minutes de silence puis me redresse doucement en expliquant qu'il me faut le laisser. Je suis abasourdi par sa réponse :
- Je vous en prie, sauvez mon fils. Si je peux vous être utile, n'hésitez pas à me solliciter.
Je le salue de la même manière que lui lorsqu'il s'est présenté. Je vois un sourire se dessiner sur ses lèvres. Il s'évanouie rapidement pour laisser la place à un regard effrayant. Je fais les quelques pas qui me sépare de la porte que j'ouvre et referme précipitamment derrière moi. En entendant ses cris, je devine qu'il s'est à nouveau lancé dans un combat que je sais perdu d'avance.