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jeudi 26 septembre 2013

Chapitre 2

Chapitre 2 : Professeur STAUROS.
Le brouillard s’estompe à mesure que le jour s’installe. Debout devant la fenêtre de mon bureau, j’admire la statue de Daphné, la nymphe changé en laurier rose, qui trône dans le jardin. Quelle ironie ! Cette jeune femme, poursuivie par les ardeurs du dieu Apollon, alors qu’elle-même était dégoûtée par l’amour, fut contrainte d’être transformée pour lui échapper.

Mais je ne peux pousser la réflexion plus avant car j’entends ma secrétaire m’annoncer mon premier rendez-vous. Je l’autorise à la faire rentrer. La porte s’ouvre sur une femme d’une quarantaine d’année rongée par le chagrin et le désespoir. Je ne suis pas étranger à la rougeur de ses yeux, bien que j’espère leur redonner bientôt l’éclat que ces deux émeraudes méritent. Elle est loin d’être repoussante malgré la négligence évidente qu’elle affiche. Trop peu de temps pour prendre soin d’elle. Trop occupée à chercher ce qui l’a conduite dans mon bureau.
- Bonjour Madame Guerreor* (*Signifie Guerrier en ancien Français), je suis le professeur Stauros, Michel Stauros. Je vous remercie d’être venue à notre second rendez-vous. Comme vous vous en doutez, il est un peu précoce pour établir un quelconque diagnostic. Néanmoins, j’aimerais vous réconforter en vous apprenant que nous avons décelé la première réponse positive à la thérapie.
- Il a bougé ? (Elle s’agite, nerveuse) Pourquoi ne m’avez-vous pas appelé immédiatement ?
- Calmez-vous Mme Guerreor… Je vous aurais personnellement fait venir si cela avait été le cas. Vous n’êtes pas sans savoir que ma spécialité est le cerveau. Alors quand, après des années de mutisme, celui d’un patient montre des signes de réactions cognitives, j’appelle cela une réponse positive.
- Excusez-moi professeur (elle se renfrogne). Depuis que vous m’avez contacté pour obtenir mon accord, je ne sais plus comment je vis.
- Mme Guerreor (je m’assois sur mon bureau et m’efforce de prendre un ton calme et détaché car il est courant chez les proches, éprouvés psychologiquement par l’état du malade, de ne pas assimiler toutes les informations d’une situation qui les dépasse), essayez-vous de me faire comprendre que vous regrettez d’avoir signé l’autorisation ?
- Non, enfin, vous (elle balbutie), vous comprenez, voilà des années que je n’espère plus rien pour lui hormis parfois qu’il parte en douceur. Mais depuis votre appel, l’espoir, aussi maigre soit-il, me culpabilise d’avoir eu ce genre de pensée.
- Ne nous emballons pas. Je ne vous ai rien promis en terme de résultat. C’est une première mondiale. Soumettre quelqu’un, dans l’état de votre mari, au processus de résilience n’a jamais été réalisé. Je n’aime pas les conjectures, je m’attache aux faits. Dans le cas qui nous concerne, ils sont les suivants : 1/ Votre mari n’avait aucune réaction cérébrale aux suggestions depuis près de dix ans. 2/ Après une semaine de bombardement d’images soigneusement sélectionnées, nous avons décelé une réaction dans une zone du cerveau particulièrement réactive quand nous rêvons.
- Qu’est-ce que cela veut dire ?
- Tout et rien, c’est trop tôt pour le dire. Il faut être patient.
- Vous ne pensez pas que j’ai été assez patiente durant ces dix dernières années ? (Une note d’exaspération pointe dans le timbre de sa voix).
- Soit nous sommes en présence d’une « réverbération », c'est-à-dire que le cerveau de votre mari reproduit les images qui lui ont été présentées. Soit nous avons à faire à une « intégration ». Les images constituent le chemin qui va guider son esprit jusqu’à la résurgence.
- La résurgence, ça veut dire le réveil ?
- Pas obligatoirement, mais ce n’est pas exclu. J’aimerais que vous puissiez me fournir un maximum de documentations concernant votre mari, photos, vidéos, livres, souvenirs… J’aimerais venir à votre domicile avec plusieurs de mes assistants. Le but serait de pouvoir hiérarchiser les images en plusieurs catégories afin de soumettre votre mari à une progression cognitive.
- Je ne comprends pas, je vous ai déjà fourni un cd contenant de nombreuses images.
- Certes, mais comprenez moi bien, même si je me suis servi d’un grand nombre de celles-ci, vous connaissez votre mari mieux que moi. Une photo sera liée à une histoire. Mais je ne peux définir si cette histoire se range parmi les souvenirs attachés aux sentiments, à la raison, ou à l’expérience. Il est plus que nécessaire, si vous souhaitez que votre mari continu à offrir des progrès, que vous me dévoiliez ce que chaque image représente pour vous déjà.
- Comment savoir si nos souvenirs seront « rangés » aux mêmes endroits ?
- Intéressante question ! (Je souris). Effectivement, notre rendez-vous ne sera pas « rangé » au même endroit pour vous que pour moi. Dans mon cas, il sera lié à la zone professionnelle, la partie de mon intellect influencé par mon raisonnement. Dans votre cas, il sera obligatoirement lié à la partie émotive puisque notre entretien concerne votre époux. D’où l’importance que je m’immerge dans votre vie et que vous me guidiez pour y voir clair. Imaginez, si cela peut vous rendre la chose moins difficile, que je suis l’esprit neutre de votre mari, et qu’il vous faut m’expliquer tout ce qui a fait votre vie avant qu’elle ne soit interrompue par ce chauffeur de poids lourds endormi au volant.
- Quand souhaiteriez-vous venir chez nous ?
- Le plus tôt possible, je peux me libérer ce samedi.
- Je m’arrangerais pour obtenir mon après midi.
- Je peux vous fournir une convocation afin de convaincre votre employeur.
- Je vous remercie, professeur Stauros (elle se lève pour me tendre la main).
- Merci Mme Guerreor, je vous dis à samedi.
L’inconvénient de mon travail est qu’il est souvent perçu comme une violation de l’intimité. J’espère qu’elle se prêtera au jeu sinon la thérapie tournera vite à l’inutile, et j’ai autre chose à faire que de perdre mon temps… Quelle heure est-il ? Hum, j’ai le temps de me « faire un neuf ».
Une demi-heure plus tard, je retrouve mon cadet sur le parcours de Chevry. Pour certains, la musique est un moyen d’évasion. Pour d’autres, il s’agit du dessin, du cinéma ou d’un quelconque art. Pour moi, c’est le golf. Marcher sur la pelouse impeccablement entretenue entre deux coups me fait le plus grand bien. Je remets de l’ordre dans mes idées. J’envisage les différentes possibilités que m’offrent les choix qui se présentent. Je ne peux me cacher que mon expérience monopolise beaucoup mes pensées. La pudeur que Mme Guerreor affiche quand à la suite de l’expérience ne me laisse pas indifférent. Même si je sais faire la part des choses, dissocier mon travail de ma vie, je peux comprendre qu’elle ne soit pas enthousiaste à me laisser pénétrer dans leur jardin secret. Seulement, si l’on prend le temps d’y réfléchir, il est plutôt en friche, non ? (je souris).
Mon cadet interprète ce sourire comme une satisfaction d’avoir réussi à atteindre le « finish » en deux coups. C’est vrai qu’il m’est possible de faire un « birdie », mais curieusement, je ne suis pas au jeu. Je l’entends me donner des conseils, m’indiquer la force et le sens du vent et je le voie me tendre le club adapté à la réalisation du « putt ». Presque machinalement, je me mets en position, je plie les genoux légèrement. Mon « roulé » est parfait, je réussi mon point, ce qui semble réjouir mon cadet.
Je le suis tout en continuant à réfléchir à la suite de la thérapie. La première séance a été couronnée de succès. J’avais volontairement choisi de commencer par la partie grecque. M. Guerreor ayant été élevé par son père, brillant archéologue, dans les plaines de la Grèce actuelle, son enfance a été bercée par toute la mythologie de cette région. C’est sans aucun doute la raison qui l’a poussé à obtenir un doctorat d’histoire ancienne. Beaucoup de photos concernaient leur voyage de noce, en Grèce. J’ai apprécié également la connivence qu’il y avait entre sa femme et lui. Ils se sont rencontrés sur les bancs de l’université. Lui, suivant des cours d’histoire, elle, un cursus dans l’art. Ils avaient un cours commun d’histoire de l’art, ce qui les a rapprochés. C’est ce rapprochement que je vise, ce fil d’Ariane dont j’espère qu’il guidera son esprit dans le labyrinthe où il est plongé. Mais je suis convaincu que le point central est cette photo… Celle où sa femme, encore au stade de « petite amie », s’était déguisée en fée. On peut lire sur son visage toute la quintessence des sentiments qui, à ce moment précis, ont évolué de l’amitié à l’amour. Il ne m’a suffit que de quelques retouches informatiques pour la faire irradier et je l’ajoutais au bombardement cinématographique auquel je l’ai soumis. C’est pour cela que j’ai besoin qu’elle m’en dise plus. Elle seule pourra me faire toucher du doigt la magie de leur symbiose. Il ne me restera plus qu’à lui injecter pour ébranler son être au plus profond.
Je me rends compte qu’il me manque quelque chose…Quelque chose qui alimente sa peur. Une peur viscérale dont je pourrais me servir pour l’obliger à se battre. Ce ne sont pas les quelques satyres que j’ai glissé jusqu’à maintenant qui lui causeront des problèmes. Non, il faut du lourd. Un second fil qu’il lui permette de faire le lien entre son histoire d’amour et la crainte de la perdre.
Nous sommes arrivés, sans que je m’en rende réellement compte au neuvième trou. Visiblement, j’ai du faire un score des plus acceptables. Je sers la main de mon cadet et me dirige vers mon vestiaire. Je récupère mes effets et me dirige d’un pas alerte vers le parking. Je salue au hasard des rencontres les personnes qui m’interpellent mais je ne suis plus avec eux. Il faut que je retourne au bureau. Que je regarde à nouveau toutes ces photos. Je vais y trouver quelque chose, il le faut. Soudain, mon esprit s’égare, je me vois des semaines plus tard en train de serrer la main de M. Guerreor, patient numéro zéro d’une thérapie portant mon nom. Je reprends le dessus. Certes, cela serait grandiose, mais le chemin est encore long et parsemé d’embûches. Chaque chose en son temps (mon sourire ne s’estompe pas).

dimanche 22 septembre 2013

Partie 1 : Le goût - Prologue et Chapitre 1

Prologue
Vous est-il déjà arrivé de vous trouver à un endroit sans vous rappeler comment vous y êtes arrivé, ni pourquoi vous y êtes venu ? C’est ce que je ressens à l’instant où j’ouvre les yeux. Je me trouve allongé sur le sol. Un rapide coup d’œil sur le côté me révèle que l’herbe est verte et qu’à moins d’un mètre coule une rivière. Je fixe les nuages, ils avancent lentement, poussés par un vent léger porteur de senteurs diverses. Que fais-je ici, et où est-ce « ici » ? Me dis-je en me frottant le visage énergiquement.
Je me redresse et aperçois une barque que je n’avais pas encore vue. Elle est attachée à un piquet enfoncé dans la berge. Est-ce que je suis celui à qui elle appartient ? Je ne me souviens pas avoir jamais possédé une barque. Je décide de me lever, espérant que je puisse le faire. Prenant appui sur mon genou, je m’élève sans problème. Je m’approche de l’eau courante et découvre mon reflet. Quel curieux accoutrement que celui-ci. Je ne sais pas pourquoi, mais le fait de me voir attifer de la sorte me dérange. Je porte une tunique blanche en toile rugueuse qui descend jusqu'à mes cuisses. Elle est serrée à ma taille par une large ceinture de cuir. Mes pieds sont enchâssés dans des sandales à lacets qui se croisent à plusieurs reprises pour finir nouer sous mon genou. Voilà mes seules richesses, sans oublier le couteau à lame de cuivre logé dans un petit compartiment de ma ceinture et la bourse de cuir qui y pend de l’autre côté. J’en sors une pièce, elle est de forme irrégulière et semble avoir été frappée d’un grand « 1 » en son milieu. Je la remets avec ses « sœurs », une bonne vingtaine à en juger par le volume.
Je suis toujours incapable de répondre à mes questions. Les seules choses dont je suis sûr sont que je suis un homme, aux goûts vestimentaires des plus triviaux et que je suis au milieu de nul part près d’une rivière. Quand je regarde un peu plus loin, la clairière dans laquelle je suis laisse vite place à une forêt touffue, sombre, lugubre même. Au bout d’un temps qui finit par me paraître interminable, je me décide à bouger. Premièrement parce que je constate que j’ai faim, deuxièmement, que je n’ai pas de vivres avec moi et, pour finir, que je ne suis même pas sûr que la barque soit à moi. Je me mets donc à suivre le cours de l’eau. Il finira bien par arriver quelque part.
Je ne suis pas parti de quelques centaines de pas que j’entends crier de l’endroit d’où je viens. Je me retourne et allonge ma foulée pour regagner la clairière tout en prenant soin d’éviter les racines et les branches d’arbres. Je crie que j’arrive, mais il semble que ma voix ne porte pas suffisamment car la voix féminine ne se repose pas d’appeler. Est-ce mon nom que j’entends ?
- ELI ! ELI ! OU ES TU ? ELI!!!
- JE SUIS LA, J’ARRIVE !
J’ai beau hurler à me couper le souffle, cette voix féminine étrangère mais pourtant si familière n’a de cesse de répéter ce prénom dont je ne suis même pas sûr qu’il m’appartienne. Soudain, une peur me vrille les entrailles… Et si c’était un piège… Si ma présence en cet endroit inconnu n’était qu’une gigantesque machination… Comment savoir ? Encore faudrait-il que je sache qui je suis pour définir s’il y a danger. Je reprends ma course, il ne me reste que quelques pas pour atteindre la clairière.
- JE SUIS L….

Chapitre 1 : Eli.
Impossible de formuler le moindre mot, les sons étranglés dans ma gorge ne jaillissent plus. Elle est là, devant moi, une apparition à la beauté qui se passe d’adjectif. Pas un seul ne serait suffisant pour la décrire. Elle évolue dans la clairière baignée par les rayons lumineux filtrés par les cimes. Tout dans ce spectacle semble irréel. Ses ailes, fines et délicatement ciselées dont chaque mouvement laisse une trame rose. Sa longue chevelure blanche entrelacée de mèches partant d’une couleur prune à la racine pour finir par des nuances à peine rosées. Son teint de pêche. Sa silhouette gracile et parfaitement proportionnée agréablement soulignée d’une robe de pétale de fleur et de dentelle. Ses yeux en amandes dont l’éclat vert émeraude est rehaussé par un trait noir prolongeant la forme. Même le décor, cette clairière, seul souvenir que je possède, semble rayonner de la couleur qui émane de cette créature.

La seule ombre au tableau, elle continue de m’appeler, enfin, si c’est réellement moi qu’elle appelle. Je m’avance, je ne suis qu’à quelques pas d’elle, c’est à cet endroit que je me rends compte. Ces yeux, bien que leur forme et leur couleur soient des plus envoûtantes, il y a un petit « je ne sais quoi », comme un voile. Elle ne me voit pas…
- Mademoiselle…
Elle ne m’entend pas… Je tends la main, lui effleure l’épaule, elle ne réagit pas non plus, pourtant j’ai senti le contact de sa peau. Non seulement elle a la couleur de la pêche, mais la douceur également. Je lui prends la main, elle devra bien se rendre compte qu’elle n’est pas seule, que je suis là, à ses côtés. Mes doigts se referment sur son poignet… Elle cesse d’appeler, elle fronce les sourcils, ne comprenant pas ce qui lui entrave le bras. Une lueur de crainte se lit dans son regard. Elle tente de se dégager, doucement, puis de plus en plus fort si bien que je décide de la lâcher. Quelle ironie ! Je suis là, ignorant tout de mon identité, et quand je rencontre quelqu’un, rien ne me permet d’augurer un mieux. La situation est peut être même pire qu’au départ. Je suis en compagnie d’une des plus belles créatures qu’il m’ait été donné de voir, et je ne peux même pas communiquer. A ce moment, je me rends compte de la bêtise de ma réflexion… Qu’en sais-je après tout si c’est la plus belle créature, ma mémoire remonte à une heure tout au plus. Je me prends à rire à gorge déployée, c’est un rire nerveux, certes, mais ça fait du bien.
Soudain, il est face à moi, et je ne suis pas le seul à le voir, enfin, je crois car elle a le regard braqué dans la même direction que moi. Je vois les lèvres de l’homme bouger, mais je n’entends rien. Par contre, elle doit comprendre car son visage passe par des expressions allant de la joie à la peine en passant par la peur. Elle s’effondre, assise au sol, donnant l’impression d’avoir reçu la pire nouvelle qui soit. Elle reste ainsi, mortifiée, quand une voix rauque me tire de ma contemplation.
- Bonjour Eli…
Ainsi, c’est bien moi qu’elle appelait
- Je suis Stauros, de quoi te souviens-tu ?
Amusante question de la part de quelqu’un qui connaît déjà plus de chose que moi à mon sujet.
- Que je suis un homme, que j’ai un couteau de cuivre et un peu d’or sur moi.
- C’est tout ? Fais un effort, je te prie.
- Vous en avez de drôle, je me suis réveillé il y a une heure, seul, allongé dans cette clairière. Quand je me suis décidé à en sortir, je n’ai pas fait cent pas que j’entends cette créature appeler un certain « Eli » dont je ne savais même pas qu’il s’agissait de moi avant que vous ne m’appeliez de la même façon. Alors, oui, c’est tout.
- La reconnais-tu ?
- NON (je hausse le ton, visiblement agacé par ces questions), si vous commenciez par m’en dire un peu plus sur ce qui se passe.
- Vous êtes liés l’un à l’autre par le retrait de quelque chose qui vous est nécessaire. Elle n’a plus aucun de ses cinq sens, comme tu as dû t’en rendre compte.
- Et moi, vous m’avez retiré la mémoire, n’est-ce pas ?
- Tout à fait, le fait est qu’à chaque fois qu’elle retrouvera l’un de ses sens, tu retrouveras également un pan de ta mémoire.
- Bien, enfin une bonne nouvelle (j’emploie volontairement un ton sarcastique) ! Peut être daignerez-vous me dire ou je suis, à défaut de me dire qui je suis.
- Je crois que les gens qui peuplent cette région l’appellent l’ACHAIE. Aucun humain, hormis toi, n’est en mesure de voir Alcinoa (j’ai du donner un léger coup d’œil vers ma partenaire de fortune, car il acquiesce d’un hochement de tête tout en continuant à parler) mais elle reste vulnérable à certaines attaques.
- De mieux en mieux, non seulement elle ne voit, ne sent, n’entend rien, mais en plus elle peut être blessé par n’importe quoi.
- Pas par n’importe quoi, seules les armes élémentaires peuvent la toucher.
- Éclairez-moi, je crains de ne pas vous suivre (je suis encore sarcastique).
- Il existe 5 éléments fondamentaux, l’air, le feu, l’eau, la terre et le son. Les populations qui s’affrontent dans le monde dans lequel vous avez pénétré, utilisent des armes classiques, comme le poignard qui se trouve à ta ceinture, mais certains combattants parviennent à lier un élément à leur arme, ou utilise directement l’élément comme arme. C’est à ce genre d’attaque qu’elle est vulnérable.
- Et comment vais-je retrouver les sens d’Alcinoa ?
- Je t’indique le premier endroit : Sparte. A chaque fois que tu trouveras un sens, je viendrais te dire où trouver le prochain.
- J’ai le sentiment que cela ne va pas être une balade de santé. Mais, sait-elle que je suis là ?
- Oui, je lui ai dit.
- Et comment je vais faire pour la diriger si elle est incapable de savoir ou je suis ?
- C’est à toi de trouver, bonne chance (il éclate de rire en disparaissant).
Me voilà bien. Il y a encore peu de temps, je m’éveillais sans savoir qui j’étais, seul, dans un endroit sans doute inconnu.  Maintenant, je ne suis plus seul, enfin, si je puis dire. Car peut-on définir uniquement la solitude par l’absence de présence physique ? Dans le cas présent, j’ai une créature magnifique prénommée Alcinoa à mes côtés, mais elle ne peut ni me voir, ni m’entendre, ni me sentir, ni me toucher. Comment vais-je communiquer ? Comment lui expliquer que nous sommes liés et que je vais l’aider à retrouver ses sens ? Alors que je suis en pleine réflexion, j’entends sa voix, elle ne crie plus, elle parle sur un ton neutre :
- Eli… Je sais que tu m’entends, mon amour…
Tiens, elle m’appelle « mon amour ». Suis-je donc lié à cette créature par une relation plus intime ? Peut être est-ce la raison pour laquelle sa voix me semblait familière. Elle continue :
- Le seul moyen que tu aies pour me parler consiste à utiliser les éléments.
Bien, c’est la journée des rencontres avec des personnes plus drôles les unes que les autres. Utiliser des éléments, bien sûr, comme s’il me suffisait d’esquisser un mouvement en pensant à une boule de feu pour qu’elle n’ap…
Je suis décontenancé par ce que je viens de faire : j’ai fait un mouvement de la main et je me retrouve avec une boule de la taille d’une orange, complètement incandescente qui gravite à une dizaine de centimètre de mes doigts. Dans quel monde est-ce que je suis ? J’ai beau avoir perdu ma mémoire, il y a une part de moi qui semble totalement étrangère à ce type de possibilité. Ce qui suit augmente ma perplexité. Alcinoa tend la main vers la boule de feu. Elle esquisse un geste rapide démontrant qu’elle est en mesure de la percevoir exactement à l’endroit où elle gravite, mais aussi du volume qu’elle possède. Je ferme mon poing en laissant retomber ma main le long de mon corps et la boule disparaît dans un crépitement.
- Les éléments sont communs à tous les plans d’existence, c’est pour cela que l’on peut les percevoir ou subir leurs dégâts même quand on est privé de ses sens. Tu as su manipuler le feu, souvent le plus facile car il réagit à nos émotions les plus vives, la peur, la colère ou la frustration.
Ça pour être frustré, je le suis. J’ai, bien malgré moi, réussi à attirer l’attention de ma partenaire, mais je ne suis toujours pas en mesure de communiquer. Utiliser les éléments, la belle affaire, il ne me reste plus qu’à faire des ronds dans l’eau en espérant qu’elle parle le langage des bulles. Oui, je sais, elle n’y est pour rien, mais je voudrais bien vous y voir vous, privé de votre mémoire, de ce qui a fait de vous ce que vous êtes. Toutes les décisions que vous avez prises, les règles que vous vous êtes imposées. Bon, d’accord, inutile de continuer dans cette voie, elle est en impasse et ne me permet pas d’avancer, je vous le concède. Alors, revoyons ce qui m’a été dit ces dernières minutes. Je suis en Achaïe, dans une région ou des peuples s’affrontent. Il existe 5 éléments fondamentaux, c’est ce qu’elle est en train de me dire :
- Il te faut puiser en toi, assembler toute ta foi pour utiliser le plus subtile des éléments : le son. Étant privé de mon ouïe, je reste sensible au spectre sonore inaudible : les infrasons pour les hommes, les ultrasons pour les femmes.
Décidément, l’affaire se complique. Mais je sens dans sa voix des notes implorantes. Elle souhaite réellement entrer en contact avec moi. Comme je la comprends, elle, privée de toutes sensations, ne peut percevoir le vent qui fait onduler ses cheveux, ni même sentir le parfum des fleurs qui nous entourent. Sans parler du chant des oiseaux ou du bourdonnement des insectes, autant de choses tellement anodine pour moi. Que m’a-t-elle dit ? Assembler toute ma foi… en quoi ? Dans le fait qu’elle va m’entendre ? Parler en infrason, des sons plus graves que ceux qu’une voix humaine est capable de produire.
- Alcinoa… (La dernière lettre n’a pas été audible pour moi, comme si ma voix s’était perdue en chemin, mais elle a esquissé un sourire, je suis sur le bon chemin).
- Alcinoa
- Continues comme cela tu vas y arriver.
J’aurais aimé pouvoir dire que je l’ai fait exprès, mais le mot qui suivi est venu par la force des choses.
- Attention !
A peine a-t-elle perçu l’injonction qu’elle s’est jetée au sol sans savoir pourquoi tandis que je dévisage avec stupeur la chose qui sort de la forêt avec un air belliqueux. Son corps est un assemblage d’homme et d’autre chose. Sa tête, ornée de cornes incurvées, est percée d’un regard bestial. Son corps velu l’est de plus en plus en descendant de sorte que l’on pourrait croire qu’il porte un pantalon de peau de bête. Pourtant ses jambes n’ont pas le même aspect que les miennes, elles ne se plient pas de la même façon et elles se terminent par des sabots. Ses mains griffues se referment, l’une sur un disque de bois, un bouclier, et l’autre sur un poignard semblable au mien. Il émet un cri rauque, sans doute pour alerter d’autres créatures aussi hideuses que lui. Je reste face à lui sans bouger, le couteau à la main. Que va-t-il se passer ? Va-t-il m’attaquer ? Suis-je en mesure de me battre ?
- Eli, n’oublies pas les éléments… (me dit-elle dans un souffle).
Mais je ne suis pas le seul à l’avoir entendu. Il se met à renifler l’air comme-ci cela pouvait l’aider. Soudain, je réalise la portée des paroles de Stauros… « Aucun humain n’est en mesure de la voir… » Mais pas de l’entendre ou de la sentir. Je constate avec horreur qu’il perçoit son parfum, une douce fragrance florale. Et s’il s’en prenait à elle ? Je sens la colère monter en moi, hors de question d’attendre sans rien faire. Alors qu’il avance d’un pas dans le but de cerner l’origine de ce qui, pour lui, ne doit être rien d’autre qu’un délicat fumet, je charge en hurlant. D’abord décontenancé de mon offensive, il hausse son bouclier pour parer mon attaque. Ma lame glisse sur le bois sans lui faire le moindre dommage. Il s’apprête à contre-attaquer. L’action semble aller au ralenti, mon poignard pivote dans ma main et mon bras tendu revient dans le sens opposé comme s’il était relié à un élastique. Il n’a pas le temps de ramener son bouclier pour empêcher mon geste d’avoir son issue funeste. L’impact est sourd, lourd du choc de mon poing contre sa poitrine. Touché en plein cœur, il bascule comme un pantin désarticulé et s’effondre sur le dos. A peine a-t-il touché le sol que son corps noirci et se désagrège ne laissant comme seules preuves de sa présence, son arme identique à la mienne et son bouclier.   
Mon cœur qui s’était emballé lors de l’assaut, reprend un rythme normal, mais mon esprit est hagard. Je viens d’abattre une créature dont je ne savais rien. Elle n’a pas cherché à m’attaquer la première, c’est moi qui ai chargé. Je ne comprends pas pourquoi j’ai été capable de me battre. Que suis-je donc ? Un soldat ? Un tueur dorénavant.
- Merci Eli.
Alcinoa s’est relevé, elle n’a pas pu voir l’horreur que j’ai commise. Mais je n’ai pas le temps de réfléchir plus avant car deux autres « choses » aussi affreuses entrent dans la clairière. Si elles ont le même accoutrement, l’une d’elle est armée d’une petite hache et d’un bouclier tandis que la seconde arbore un arc.
- Couches-toi !
La vue de ma main souillée du sang noir de leur congénère leur dicte d’attaquer directement. Elles ne prennent pas le temps de cerner si je suis seul ou non, elles ne distinguent que moi et je suis la cible. Je me jette au sol vers le bouclier pour esquiver la première flèche. Mon bras s’insinue entre les sangles de cuir et dans un réflexe désespéré, je relève le bouclier pour échapper au tranchant de la hache qui s’abat dans ma direction. Je plante mon couteau dans la cuisse de mon plus proche adversaire qui recule d’un bond prodigieux en vociférant dans une langue que je ne comprends pas. Du coin de l’œil, je vois l’archer tendre son arc dans ma direction. Je n’ai plus d’arme car mon couteau est resté dans la cuisse de l’autre. « N’oublies pas les éléments ! » Je roule sur moi-même au dernier moment pour entendre la flèche s’enfoncer dans le sol à quelques centimètres de moi. Je répète le mouvement que j’avais fait tout à l’heure et constate avec fierté qu’une nouvelle boule de feu apparaît au bout de mes doigts. Je la lance furieusement vers l’archer qui, trop occupé à armer sa nouvelle flèche, ne peut l’éviter. Il se transforme immédiatement en torche vivante, poussant un hurlement à glacer le sang puis disparaît de la même façon que le premier, laissant son arc et son carquois au sol. Je me redresse face à mon dernier adversaire. Je distingue de la sueur perlée sur son front. Il a arraché mon couteau qui gît au sol. Il est furieux, mais je suis toujours sans arme. Il semble attendre, comme s’il voulait voir si je suis de nouveau capable de créer une boule de feu. Je réitère le mouvement, mais rien ne se passe. Un sourire hideux découpe son faciès. Il avance en boitant mais convaincu de sa supériorité. Qui l’en blâmerait, il a une hache de plus que moi. Même si j’arrivais à atteindre l’arc, il me faudrait quelques secondes pour l’armer, le bander et tirer, en admettant que je sache le faire. Je ne vois pas d’autre solution que d’attendre sa première attaque puis de me servir de mon bouclier comme d’une arme. Je l’ai touché à la jambe droite, ce qui veut dire qu’il portera le coup en prenant appui sur son autre jambe. J’ai vu juste, il porte un coup vertical bien appuyé sur la gauche. J’esquive par un pas de côté et frappe du plat de mon bouclier sur sa jambe blessé en prenant le risque d’ouvrir ma garde par ce mouvement. Il pousse un grognement qui me vrille les tympans, mais je me rends compte que je ne suis pas le seul à avoir perçu ce cri guttural. Alcinoa se tiens les oreilles à deux mains, mais elle ne peut pas entendre…Hormis les infrasons. J’ai laissé mon attention se déporter et le monstre revient déjà à la charge. Le son… Pourrait-il être une arme ? Je ne veux pas prendre le risque, cela pourrait la toucher, je dois la préserver. Enfin, si je parviens à me défaire de mon assaillant car le voilà déjà déterminé à me régler mon compte. Le voir avancer grimaçant, l’écume lui montant aux commissures des lèvres, augmente ma rage. Le combat m’a amené vers la rivière, et la colère ouvre en moi une solution que je n’osais pas imaginer. Je ne peux plus créer de boule de feu, mais il y a d’autres éléments comme l’eau. A l’instant même où cette pensée se fixe dans mon esprit, je ressens l’onde qui s’écoule à un pas de moi. Un sourire narquois se lit sur mon visage, ce qui induit une hésitation dans l’attaque du monstre qui ne peut quitter des yeux le geste que j’effectue. Ma main esquisse le mouvement de cueillir l’eau. Une goutte de la taille d’une noix s’élève du lit pour onduler autour de mes doigts. L’effet est immédiat, l’autre stoppe sa charge et ramène son bouclier entre nous. Si je n’étais pas concentré sur l’action, je pense que je trouverai cette situation des plus grotesques. Un monstre armé d’une hache effrayé par une noix d’eau. Mon esprit ne fait plus qu’un avec le liquide, je ressens chacune de ses particules et en les resserrant les unes contre les autres je modifie le liquide en solide, la goutte en pointe et je la lance de toute mes forces. Elle se plante dans le bouclier avec puissance renversant l’équilibre précaire du monstre. Je vois son visage se draper d’une peur indescriptible quant il découvre qu’une dizaine de pointes acérées dardent dans sa direction. C’est avec cette expression que son corps se désagrège.
Je me tourne vers Alcinoa. Elle n’a rien manqué du bouquet final. Le voile de son regard n’entrave pas la vision élémentaire. Elle s’est rendu compte que quelque chose a reçu de plein fouet une pluie mortelle. Je n’arrive pas à discerner ce qu’elle pense au travers de ses mots :
- Il va te falloir manipuler les éléments sans avoir recours à la colère.
Parcouru encore par l’adrénaline, je parviens à lui répondre :
- Je ne sais pas comment… (Les deux derniers mots ne lui sont pas parvenu, j’enrage) …Pas comment !
Elle sourit dans la direction dans laquelle je suis et je soupire et je sens monter la frustration comme une déferlante.
- Comment veut-il que je parvienne à Sparte ? (Je me rends compte qu’elle a entendu mot pour mot ce que je viens de dire alors que pour une fois, je ne souhaitais pas forcément lui parler).
- Je pense qu’il serait sage que tu puisses maîtriser les rudiments élémentaires avant de nous lancer dans un quelconque périple.
Je reçois sa remarque de plein fouet. Comment peut-elle différer notre départ bien qu’elle soit mutilée de la sorte ? C’est alors que m’assaillent toutes sortes d’interrogations. Les évènements se sont précipités que je n’y ai même pas prêté attention. Si l’on admet que j’ai tué le premier par accident ou réflexe de survie, il ne fait aucun doute que les autres n’entrent pas dans le même cadre. C’est la main de quelqu’un habitué au combat. Donc, il devient plus que plausible que je sois un combattant. Ensuite, elle m’a appelé « mon amour » et Stauros a dit que « nous étions liés l’un à l’autre ». (Je la regarde intensément) Certes, elle est d’une grande beauté, je pourrais facilement m’éprendre d’elle. Mais l’amour ne se limite pas à un simple attrait physique, il va bien au-delà, il fait passer l’autre avant soi. Or, elle préfère retarder notre départ afin que je m’entraine à la manipulation élémentaire alors qu’elle est plongée dans un vide sensoriel, privée du moindre stimulus. Là, je raccroche… En m’entrainant, elle me percevra.

Je conviens que l’idée quoique déroutante, a un minimum d’avantages. Mais dans un premier temps, il va nous falloir manger… Comment va-t-elle faire pour se nourrir ? Si elle n’y parvient pas, elle mourra certainement très rapidement. Ça y est, j’enrage une nouvelle fois. L’impression d’être enchevêtré dans un piège est une piètre conseillère, mes pensées se brouillent, je ne parviens pas à savoir ce qu’il me faut faire. Je n’arrive pas à me concentrer, ni sur les éléments, ni sur quoi que ce soit d’autre. Sans m’en rende compte, un courant d’air s’est formé autour de moi et pour la première fois, sa main dépose une caresse sur ma joue qui m’électrise jusqu’au creux des reins. Le vent disparaît, je suis de nouveau invisible.