Prologue
Vous est-il déjà arrivé de vous trouver à un endroit sans
vous rappeler comment vous y êtes arrivé, ni pourquoi vous y êtes venu ?
C’est ce que je ressens à l’instant où j’ouvre les yeux. Je me trouve allongé
sur le sol. Un rapide coup d’œil sur le côté me révèle que l’herbe est verte et
qu’à moins d’un mètre coule une rivière. Je fixe les nuages, ils avancent
lentement, poussés par un vent léger porteur de senteurs diverses. Que fais-je
ici, et où est-ce « ici » ? Me dis-je en me frottant le visage
énergiquement.
Je me redresse et aperçois une barque que je n’avais pas
encore vue. Elle est attachée à un piquet enfoncé dans la berge. Est-ce que je
suis celui à qui elle appartient ? Je ne me souviens pas avoir jamais
possédé une barque. Je décide de me lever, espérant que je puisse le faire.
Prenant appui sur mon genou, je m’élève sans problème. Je m’approche de l’eau
courante et découvre mon reflet. Quel curieux accoutrement que celui-ci. Je ne
sais pas pourquoi, mais le fait de me voir attifer de la sorte me dérange. Je
porte une tunique blanche en toile rugueuse qui descend jusqu'à mes cuisses.
Elle est serrée à ma taille par une large ceinture de cuir. Mes pieds sont
enchâssés dans des sandales à lacets qui se croisent à plusieurs reprises pour
finir nouer sous mon genou. Voilà mes seules richesses, sans oublier le couteau
à lame de cuivre logé dans un petit compartiment de ma ceinture et la bourse de
cuir qui y pend de l’autre côté. J’en sors une pièce, elle est de forme
irrégulière et semble avoir été frappée d’un grand « 1 » en son
milieu. Je la remets avec ses « sœurs », une bonne vingtaine à en juger
par le volume.
Je suis toujours incapable de répondre à mes questions. Les
seules choses dont je suis sûr sont que je suis un homme, aux goûts vestimentaires
des plus triviaux et que je suis au milieu de nul part près d’une rivière.
Quand je regarde un peu plus loin, la clairière dans laquelle je suis laisse
vite place à une forêt touffue, sombre, lugubre même. Au bout d’un temps qui
finit par me paraître interminable, je me décide à bouger. Premièrement parce
que je constate que j’ai faim, deuxièmement, que je n’ai pas de vivres avec moi
et, pour finir, que je ne suis même pas sûr que la barque soit à moi. Je me
mets donc à suivre le cours de l’eau. Il finira bien par arriver quelque part.
Je ne suis pas parti de quelques centaines de pas que
j’entends crier de l’endroit d’où je viens. Je me retourne et allonge ma foulée
pour regagner la clairière tout en prenant soin d’éviter les racines et les
branches d’arbres. Je crie que j’arrive, mais il semble que ma voix ne porte
pas suffisamment car la voix féminine ne se repose pas d’appeler. Est-ce mon
nom que j’entends ?
- ELI !
ELI ! OU ES TU ? ELI!!!
- JE SUIS LA, J’ARRIVE !
J’ai beau hurler à me couper le souffle, cette voix
féminine étrangère mais pourtant si familière n’a de cesse de répéter ce prénom
dont je ne suis même pas sûr qu’il m’appartienne. Soudain, une peur me vrille
les entrailles… Et si c’était un piège… Si ma présence en cet endroit inconnu
n’était qu’une gigantesque machination… Comment savoir ? Encore
faudrait-il que je sache qui je suis pour définir s’il y a danger. Je reprends
ma course, il ne me reste que quelques pas pour atteindre la clairière.
- JE SUIS L….
Chapitre 1 : Eli.
Impossible de formuler le moindre mot, les sons étranglés
dans ma gorge ne jaillissent plus. Elle est là, devant moi, une apparition à la
beauté qui se passe d’adjectif. Pas un seul ne serait suffisant pour la décrire.
Elle évolue dans la clairière baignée par les rayons lumineux filtrés par les
cimes. Tout dans ce spectacle semble irréel. Ses ailes, fines et délicatement
ciselées dont chaque mouvement laisse une trame rose. Sa longue chevelure
blanche entrelacée de mèches partant d’une couleur prune à la racine pour finir
par des nuances à peine rosées. Son teint de pêche. Sa silhouette gracile et
parfaitement proportionnée agréablement soulignée d’une robe de pétale de fleur
et de dentelle. Ses yeux en amandes dont l’éclat vert émeraude est rehaussé par
un trait noir prolongeant la forme. Même le décor, cette clairière, seul
souvenir que je possède, semble rayonner de la couleur qui émane de cette
créature.
La seule ombre au tableau, elle continue de m’appeler, enfin,
si c’est réellement moi qu’elle appelle. Je m’avance, je ne suis qu’à quelques
pas d’elle, c’est à cet endroit que je me rends compte. Ces yeux, bien que leur
forme et leur couleur soient des plus envoûtantes, il y a un petit « je ne
sais quoi », comme un voile. Elle ne me voit pas…
- Mademoiselle…
Elle ne m’entend pas… Je tends la main, lui effleure
l’épaule, elle ne réagit pas non plus, pourtant j’ai senti le contact de sa
peau. Non seulement elle a la couleur de la pêche, mais la douceur également. Je
lui prends la main, elle devra bien se rendre compte qu’elle n’est pas seule,
que je suis là, à ses côtés. Mes doigts se referment sur son poignet… Elle
cesse d’appeler, elle fronce les sourcils, ne comprenant pas ce qui lui entrave
le bras. Une lueur de crainte se lit dans son regard. Elle tente de se dégager,
doucement, puis de plus en plus fort si bien que je décide de la lâcher. Quelle
ironie ! Je suis là, ignorant tout de mon identité, et quand je rencontre
quelqu’un, rien ne me permet d’augurer un mieux. La situation est peut être
même pire qu’au départ. Je suis en compagnie d’une des plus belles créatures
qu’il m’ait été donné de voir, et je ne peux même pas communiquer. A ce moment,
je me rends compte de la bêtise de ma réflexion… Qu’en sais-je après tout si
c’est la plus belle créature, ma mémoire remonte à une heure tout au plus. Je
me prends à rire à gorge déployée, c’est un rire nerveux, certes, mais ça fait
du bien.
Soudain, il est face à moi, et je ne suis pas le seul à le
voir, enfin, je crois car elle a le regard braqué dans la même direction que
moi. Je vois les lèvres de l’homme bouger, mais je n’entends rien. Par contre,
elle doit comprendre car son visage passe par des expressions allant de la joie
à la peine en passant par la peur. Elle s’effondre, assise au sol, donnant
l’impression d’avoir reçu la pire nouvelle qui soit. Elle reste ainsi,
mortifiée, quand une voix rauque me tire de ma contemplation.
- Bonjour Eli…
Ainsi, c’est bien moi qu’elle appelait…
- Je suis Stauros, de quoi te souviens-tu ?
Amusante question de la part de quelqu’un qui connaît déjà
plus de chose que moi à mon sujet.
- Que je suis un homme, que j’ai un couteau de cuivre et un
peu d’or sur moi.
- C’est tout ? Fais un effort, je te prie.
- Vous en avez de drôle, je me suis réveillé il y a une
heure, seul, allongé dans cette clairière. Quand je me suis décidé à en sortir,
je n’ai pas fait cent pas que j’entends cette créature appeler un certain
« Eli » dont je ne savais même pas qu’il s’agissait de moi avant que
vous ne m’appeliez de la même façon. Alors, oui, c’est tout.
- La reconnais-tu ?
- NON (je hausse le ton, visiblement agacé par ces
questions), si vous commenciez par m’en dire un peu plus sur ce qui se passe.
- Vous êtes liés l’un à l’autre par le retrait de quelque
chose qui vous est nécessaire. Elle n’a plus aucun de ses cinq sens, comme tu
as dû t’en rendre compte.
- Et moi, vous m’avez retiré la mémoire, n’est-ce
pas ?
- Tout à fait, le fait est qu’à chaque fois qu’elle
retrouvera l’un de ses sens, tu retrouveras également un pan de ta mémoire.
- Bien, enfin une bonne nouvelle (j’emploie volontairement
un ton sarcastique) ! Peut être daignerez-vous me dire ou je suis, à
défaut de me dire qui je suis.
- Je crois que les gens qui peuplent cette région l’appellent
l’ACHAIE. Aucun humain, hormis toi, n’est en mesure de voir Alcinoa (j’ai du
donner un léger coup d’œil vers ma partenaire de fortune, car il acquiesce d’un
hochement de tête tout en continuant à parler) mais elle reste vulnérable à
certaines attaques.
- De mieux en mieux, non seulement elle ne voit, ne sent,
n’entend rien, mais en plus elle peut être blessé par n’importe quoi.
- Pas par n’importe quoi, seules les armes élémentaires
peuvent la toucher.
- Éclairez-moi, je crains de ne pas vous suivre (je suis
encore sarcastique).
- Il existe 5 éléments fondamentaux, l’air, le feu, l’eau,
la terre et le son. Les populations qui s’affrontent dans le monde dans lequel
vous avez pénétré, utilisent des armes classiques, comme le poignard qui se
trouve à ta ceinture, mais certains combattants parviennent à lier un élément à
leur arme, ou utilise directement l’élément comme arme. C’est à ce genre d’attaque
qu’elle est vulnérable.
- Et comment vais-je retrouver les sens d’Alcinoa ?
- Je t’indique le premier endroit : Sparte. A chaque
fois que tu trouveras un sens, je viendrais te dire où trouver le prochain.
- J’ai le sentiment que cela ne va pas être une balade de
santé. Mais, sait-elle que je suis là ?
- Oui, je lui ai dit.
- Et comment je vais faire pour la diriger si elle est
incapable de savoir ou je suis ?
- C’est à toi de trouver, bonne chance (il éclate de rire
en disparaissant).
Me voilà bien. Il y a encore peu de temps, je m’éveillais
sans savoir qui j’étais, seul, dans un endroit sans doute inconnu. Maintenant, je ne suis plus seul, enfin, si
je puis dire. Car peut-on définir uniquement la solitude par l’absence de
présence physique ? Dans le cas présent, j’ai une créature magnifique
prénommée Alcinoa à mes côtés, mais elle ne peut ni me voir, ni m’entendre, ni
me sentir, ni me toucher. Comment vais-je communiquer ? Comment lui
expliquer que nous sommes liés et que je vais l’aider à retrouver ses
sens ? Alors que je suis en pleine réflexion, j’entends sa voix, elle ne
crie plus, elle parle sur un ton neutre :
- Eli… Je sais que tu m’entends, mon amour…
Tiens, elle m’appelle « mon amour ». Suis-je donc
lié à cette créature par une relation plus intime ? Peut être est-ce la
raison pour laquelle sa voix me semblait familière. Elle continue :
- Le seul moyen que tu aies pour me parler consiste à
utiliser les éléments.
Bien, c’est la journée des rencontres avec des personnes
plus drôles les unes que les autres. Utiliser des éléments, bien sûr, comme
s’il me suffisait d’esquisser un mouvement en pensant à une boule de feu pour
qu’elle n’ap…
Je suis décontenancé par ce que je viens de faire :
j’ai fait un mouvement de la main et je me retrouve avec une boule de la taille
d’une orange, complètement incandescente qui gravite à une dizaine de
centimètre de mes doigts. Dans quel monde est-ce que je suis ? J’ai beau
avoir perdu ma mémoire, il y a une part de moi qui semble totalement étrangère
à ce type de possibilité. Ce qui suit augmente ma perplexité. Alcinoa tend la
main vers la boule de feu. Elle esquisse un geste rapide démontrant qu’elle est
en mesure de la percevoir exactement à l’endroit où elle gravite, mais aussi du
volume qu’elle possède. Je ferme mon poing en laissant retomber ma main le long
de mon corps et la boule disparaît dans un crépitement.
- Les éléments sont communs à tous les plans d’existence,
c’est pour cela que l’on peut les percevoir ou subir leurs dégâts même quand on
est privé de ses sens. Tu as su manipuler le feu, souvent le plus facile car il
réagit à nos émotions les plus vives, la peur, la colère ou la frustration.
Ça pour être frustré, je le suis. J’ai, bien malgré moi,
réussi à attirer l’attention de ma partenaire, mais je ne suis toujours pas en
mesure de communiquer. Utiliser les éléments, la belle affaire, il ne me reste
plus qu’à faire des ronds dans l’eau en espérant qu’elle parle le langage des
bulles. Oui, je sais, elle n’y est pour rien, mais je voudrais bien vous y voir
vous, privé de votre mémoire, de ce qui a fait de vous ce que vous êtes. Toutes
les décisions que vous avez prises, les règles que vous vous êtes imposées.
Bon, d’accord, inutile de continuer dans cette voie, elle est en impasse et ne
me permet pas d’avancer, je vous le concède. Alors, revoyons ce qui m’a été dit
ces dernières minutes. Je suis en Achaïe, dans une région ou des peuples
s’affrontent. Il existe 5 éléments fondamentaux, c’est ce qu’elle est en train
de me dire :
- Il te faut puiser en toi, assembler toute ta foi pour
utiliser le plus subtile des éléments : le son. Étant privé de mon ouïe,
je reste sensible au spectre sonore inaudible : les infrasons pour les
hommes, les ultrasons pour les femmes.
Décidément, l’affaire se complique. Mais je sens dans sa
voix des notes implorantes. Elle souhaite réellement entrer en contact avec
moi. Comme je la comprends, elle, privée de toutes sensations, ne peut
percevoir le vent qui fait onduler ses cheveux, ni même sentir le parfum des
fleurs qui nous entourent. Sans parler du chant des oiseaux ou du bourdonnement
des insectes, autant de choses tellement anodine pour moi. Que m’a-t-elle
dit ? Assembler toute ma foi… en quoi ? Dans le fait qu’elle va
m’entendre ? Parler en infrason, des sons plus graves que ceux qu’une voix
humaine est capable de produire.
- Alcinoa… (La dernière lettre n’a pas été audible
pour moi, comme si ma voix s’était perdue en chemin, mais elle a esquissé un
sourire, je suis sur le bon chemin).
- Alcinoa…
- Continues comme cela tu vas y arriver.
J’aurais aimé pouvoir dire que je l’ai fait exprès, mais le
mot qui suivi est venu par la force des choses.
- Attention !
A peine a-t-elle perçu l’injonction qu’elle s’est jetée au
sol sans savoir pourquoi tandis que je dévisage avec stupeur la chose qui sort
de la forêt avec un air belliqueux. Son corps est un assemblage d’homme et
d’autre chose. Sa tête, ornée de cornes incurvées, est percée d’un regard
bestial. Son corps velu l’est de plus en plus en descendant de sorte que l’on
pourrait croire qu’il porte un pantalon de peau de bête. Pourtant ses jambes
n’ont pas le même aspect que les miennes, elles ne se plient pas de la même
façon et elles se terminent par des sabots. Ses mains griffues se referment,
l’une sur un disque de bois, un bouclier, et l’autre sur un poignard semblable
au mien. Il émet un cri rauque, sans doute pour alerter d’autres créatures aussi
hideuses que lui. Je reste face à lui sans bouger, le couteau à la main. Que
va-t-il se passer ? Va-t-il m’attaquer ? Suis-je en mesure de me
battre ?
- Eli, n’oublies pas les éléments… (me dit-elle dans un
souffle).
Mais je ne suis pas le seul à l’avoir entendu. Il se met à
renifler l’air comme-ci cela pouvait l’aider. Soudain, je réalise la portée des
paroles de Stauros… « Aucun humain n’est en mesure de la voir… »
Mais pas de l’entendre ou de la sentir. Je constate avec horreur qu’il perçoit
son parfum, une douce fragrance florale. Et s’il s’en prenait à elle ? Je
sens la colère monter en moi, hors de question d’attendre sans rien faire.
Alors qu’il avance d’un pas dans le but de cerner l’origine de ce qui, pour lui,
ne doit être rien d’autre qu’un délicat fumet, je charge en hurlant. D’abord
décontenancé de mon offensive, il hausse son bouclier pour parer mon attaque.
Ma lame glisse sur le bois sans lui faire le moindre dommage. Il s’apprête à
contre-attaquer. L’action semble aller au ralenti, mon poignard pivote dans ma
main et mon bras tendu revient dans le sens opposé comme s’il était relié à un
élastique. Il n’a pas le temps de ramener son bouclier pour empêcher mon geste
d’avoir son issue funeste. L’impact est sourd, lourd du choc de mon poing contre
sa poitrine. Touché en plein cœur, il bascule comme un pantin désarticulé et
s’effondre sur le dos. A peine a-t-il touché le sol que son corps noirci et se
désagrège ne laissant comme seules preuves de sa présence, son arme identique à
la mienne et son bouclier.
Mon cœur qui s’était emballé lors de l’assaut, reprend un
rythme normal, mais mon esprit est hagard. Je viens d’abattre une créature dont
je ne savais rien. Elle n’a pas cherché à m’attaquer la première, c’est moi qui
ai chargé. Je ne comprends pas pourquoi j’ai été capable de me battre. Que
suis-je donc ? Un soldat ? Un tueur dorénavant.
- Merci Eli.
Alcinoa s’est relevé, elle n’a pas pu voir l’horreur que
j’ai commise. Mais je n’ai pas le temps de réfléchir plus avant car deux autres
« choses » aussi affreuses entrent dans la clairière. Si elles ont le
même accoutrement, l’une d’elle est armée d’une petite hache et d’un bouclier
tandis que la seconde arbore un arc.
- Couches-toi !
La vue de ma main souillée du sang noir de leur congénère
leur dicte d’attaquer directement. Elles ne prennent pas le temps de cerner si
je suis seul ou non, elles ne distinguent que moi et je suis la cible. Je me
jette au sol vers le bouclier pour esquiver la première flèche. Mon bras
s’insinue entre les sangles de cuir et dans un réflexe désespéré, je relève le
bouclier pour échapper au tranchant de la hache qui s’abat dans ma direction.
Je plante mon couteau dans la cuisse de mon plus proche adversaire qui recule
d’un bond prodigieux en vociférant dans une langue que je ne comprends pas. Du
coin de l’œil, je vois l’archer tendre son arc dans ma direction. Je n’ai plus
d’arme car mon couteau est resté dans la cuisse de l’autre. « N’oublies
pas les éléments ! » Je roule sur moi-même au dernier moment pour
entendre la flèche s’enfoncer dans le sol à quelques centimètres de moi. Je
répète le mouvement que j’avais fait tout à l’heure et constate avec fierté
qu’une nouvelle boule de feu apparaît au bout de mes doigts. Je la lance
furieusement vers l’archer qui, trop occupé à armer sa nouvelle flèche, ne peut
l’éviter. Il se transforme immédiatement en torche vivante, poussant un
hurlement à glacer le sang puis disparaît de la même façon que le premier,
laissant son arc et son carquois au sol. Je me redresse face à mon dernier
adversaire. Je distingue de la sueur perlée sur son front. Il a arraché mon
couteau qui gît au sol. Il est furieux, mais je suis toujours sans arme. Il
semble attendre, comme s’il voulait voir si je suis de nouveau capable de créer
une boule de feu. Je réitère le mouvement, mais rien ne se passe. Un sourire
hideux découpe son faciès. Il avance en boitant mais convaincu de sa
supériorité. Qui l’en blâmerait, il a une hache de plus que moi. Même si
j’arrivais à atteindre l’arc, il me faudrait quelques secondes pour l’armer, le
bander et tirer, en admettant que je sache le faire. Je ne vois pas d’autre
solution que d’attendre sa première attaque puis de me servir de mon bouclier
comme d’une arme. Je l’ai touché à la jambe droite, ce qui veut dire qu’il
portera le coup en prenant appui sur son autre jambe. J’ai vu juste, il porte
un coup vertical bien appuyé sur la gauche. J’esquive par un pas de côté et
frappe du plat de mon bouclier sur sa jambe blessé en prenant le risque
d’ouvrir ma garde par ce mouvement. Il pousse un grognement qui me vrille les
tympans, mais je me rends compte que je ne suis pas le seul à avoir perçu ce
cri guttural. Alcinoa se tiens les oreilles à deux mains, mais elle ne peut pas
entendre…Hormis les infrasons. J’ai laissé mon attention se déporter et le
monstre revient déjà à la charge. Le son… Pourrait-il être une arme ? Je
ne veux pas prendre le risque, cela pourrait la toucher, je dois la préserver.
Enfin, si je parviens à me défaire de mon assaillant car le voilà déjà
déterminé à me régler mon compte. Le voir avancer grimaçant, l’écume lui
montant aux commissures des lèvres, augmente ma rage. Le combat m’a amené vers
la rivière, et la colère ouvre en moi une solution que je n’osais pas imaginer.
Je ne peux plus créer de boule de feu, mais il y a d’autres éléments comme
l’eau. A l’instant même où cette pensée se fixe dans mon esprit, je ressens
l’onde qui s’écoule à un pas de moi. Un sourire narquois se lit sur mon visage,
ce qui induit une hésitation dans l’attaque du monstre qui ne peut quitter des
yeux le geste que j’effectue. Ma main esquisse le mouvement de cueillir l’eau.
Une goutte de la taille d’une noix s’élève du lit pour onduler autour de mes
doigts. L’effet est immédiat, l’autre stoppe sa charge et ramène son bouclier
entre nous. Si je n’étais pas concentré sur l’action, je pense que je trouverai
cette situation des plus grotesques. Un monstre armé d’une hache effrayé par
une noix d’eau. Mon esprit ne fait plus qu’un avec le liquide, je ressens
chacune de ses particules et en les resserrant les unes contre les autres je
modifie le liquide en solide, la goutte en pointe et je la lance de toute mes
forces. Elle se plante dans le bouclier avec puissance renversant l’équilibre
précaire du monstre. Je vois son visage se draper d’une peur indescriptible
quant il découvre qu’une dizaine de pointes acérées dardent dans sa direction.
C’est avec cette expression que son corps se désagrège.
Je me tourne vers Alcinoa. Elle n’a rien manqué du bouquet
final. Le voile de son regard n’entrave pas la vision élémentaire. Elle s’est
rendu compte que quelque chose a reçu de plein fouet une pluie mortelle. Je
n’arrive pas à discerner ce qu’elle pense au travers de ses mots :
- Il va te falloir manipuler les éléments sans avoir
recours à la colère.
Parcouru encore par l’adrénaline, je parviens à lui
répondre :
- Je ne sais pas comment… (Les deux derniers mots ne
lui sont pas parvenu, j’enrage) …Pas comment !
Elle sourit dans la direction dans laquelle je suis et je
soupire et je sens monter la frustration comme une déferlante.
- Comment veut-il que je parvienne à Sparte ?
(Je me rends compte qu’elle a entendu mot pour mot ce que je viens de dire
alors que pour une fois, je ne souhaitais pas forcément lui parler).
- Je pense qu’il serait sage que tu puisses maîtriser les
rudiments élémentaires avant de nous lancer dans un quelconque périple.
Je reçois sa remarque de plein fouet. Comment peut-elle
différer notre départ bien qu’elle soit mutilée de la sorte ? C’est alors
que m’assaillent toutes sortes d’interrogations. Les évènements se sont
précipités que je n’y ai même pas prêté attention. Si l’on admet que j’ai tué
le premier par accident ou réflexe de survie, il ne fait aucun doute que les
autres n’entrent pas dans le même cadre. C’est la main de quelqu’un habitué au
combat. Donc, il devient plus que plausible que je sois un combattant. Ensuite,
elle m’a appelé « mon amour » et Stauros a dit que « nous étions
liés l’un à l’autre ». (Je la regarde intensément) Certes, elle est d’une
grande beauté, je pourrais facilement m’éprendre d’elle. Mais l’amour ne se
limite pas à un simple attrait physique, il va bien au-delà, il fait passer
l’autre avant soi. Or, elle préfère retarder notre départ afin que je
m’entraine à la manipulation élémentaire alors qu’elle est plongée dans un vide
sensoriel, privée du moindre stimulus. Là, je raccroche… En m’entrainant, elle
me percevra.
Je conviens que l’idée quoique déroutante, a un minimum
d’avantages. Mais dans un premier temps, il va nous falloir manger… Comment
va-t-elle faire pour se nourrir ? Si elle n’y parvient pas, elle mourra
certainement très rapidement. Ça y est, j’enrage une nouvelle fois.
L’impression d’être enchevêtré dans un piège est une piètre conseillère, mes
pensées se brouillent, je ne parviens pas à savoir ce qu’il me faut faire. Je
n’arrive pas à me concentrer, ni sur les éléments, ni sur quoi que ce soit
d’autre. Sans m’en rende compte, un courant d’air s’est formé autour de moi et
pour la première fois, sa main dépose une caresse sur ma joue qui m’électrise
jusqu’au creux des reins. Le vent disparaît, je suis de nouveau invisible.